Ma boulimie à moi elle commence très tôt, elle a plein de raisons d’exister, un apprentissage de la nourriture plutôt chaotique, entre les repas gargantuesques des week­end chez mon père et les semaines chez ma mère qui s’évertue à rattraper le déséquilibre sans se rendre compte qu’elle l’accentue de plus belle.

Belle, mais quel est le salopard qui a inventé ce mot ? Moi fallait que je sois belle et surtout que je la ramène pas trop, que je pose pas trop de questions qui dérangent parce que ça dérange, fallait que je sois belle pour que les gens puissent flatter mes parents, voire mes grands parents ! Sauf que voilà pour être belle il faut être mince, filiforme, enfin dans ma famille hein !

Ma cousine était belle, elle ne mangeait rien mais elle était belle, je me souviens qu’on lui disait de prendre exemple sur moi qui avait plutôt bon appétit, et quand elle n’était pas là, on me disait de freiner un peu.

Ma boulimie c’est tous ces messages contradictoires qui se heurtent sans arrêt dans ma tête :

Je suis un exemple à suivre pour ma cousine qui ne mange rien – mais faut que je freine sur les repas

Je fais bien partie de la famille de mon père une vraie D…., bien en chair – mais je ne suis pas une vraie G…. (famille de ma mère) parce que je suis pas assez mince.

Je suis une belle plante comme on dit – mais faut pas que je pique le petit copain de ma mère (j’ai 14 ans, il en a 40)

Les hommes aiment les femmes qui ont des formes – mais moi je trouverais jamais de copain tant que je garderais les miennes

Faut que je fasse un régime – mais enfin je serais jamais mince hein vu ma carrure !

Faut que je mange davantage de légumes – mais on m’apprends à cuisiner les plats en sauce

Faut que je m’occupe de moi – mais pas trop

Faut que je me confie pour que ma mère comprenne ce qui ne va pas « ça restera entre nous » – mais dès le lendemain mon beau père me chambre sur mes confidences

Faut que je me tienne correctement comme une jeune fille bien élevée – mais c’est normal que mon père me pelote les fesses de temps en temps

Faut que je me bouge pour trouver du boulot et je me bouge – mais si j’en trouve c’est parce que j’ai de la chance

Faut pas que je me laisse faire avec les hommes – mais c’est normal que je me tape tout le ménage, il a un boulot épuisant

Faut que je ferme la porte de la salle de bains, une jeune fille doit être pudique – mais ça dérange personne que le pote de mon père l’ouvre quand je suis sous  la douche

Je grignote pour remplir ce vide en moi – mais faut que je mange moins (mathématiquement c’est pas logique !)

La boulimie, ma boulimie c’est juste un symptôme de mal être, quand on est boulimique on n’est pas soi, on joue un rôle qui n’est pas celui que la nature nous as attribué, on ne prend pas la place qui est la notre, on occupe celle qu’on nous as attribuée dans laquelle on n’est pas vraiment à l’aise, mais nos traces y sont tellement incrustées qu’il est difficile de s’en défaire et puis des fois on ne sait même pas que changer de siège c’est possible, on y a même pas pensé tant on est affairé à s’adapter à celui ci.

La question c’est, suis je prête à changer, à supporter le regard des autres, à prendre le risque d’être réellement moi même et de m’aimer telle que je suis au fond ? Suis je prête à prendre ma place et à la défendre.

La réponse c’est pas le choix, tu peux te fuir des années durant mais comme on dit ton naturel revient au galop, et plus tu lutte contre lui,  plus tu t’abîme (plus tu t’auto­mutile par la bouffe).

Alors il faut prendre le taureau par les cornes, se faire violence parfois, et oui des fois on trébuche,des fois on a les genoux voire le cœur écorchés, mais ça vaut mieux que de faire du surplace de fermer les yeux et se leurrer.

Tomber ça fait mal mais quand on se relève c’est qu’on a gagné une bataille.

 

Lucy

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Illustration par Emilie Pinsan