Y’a un truc qui a foiré. Je ne sais pas ce que c’est, ni pourquoi, ni comment. Un truc qui a manqué. Qui m’a manqué. Peut-être avant ma naissance, peut-être entre mes trois et cinq ans selon Freud. Peut-être après, en grandissant. Je ne sais plus.

J’ai eu un modèle parental ni exceptionnel, ni catastrophique. Mais pas engageant. Y’avait ma mère, d’un côté, et mon père, de l’autre. Y’a pas eu de “couple” parental. Déjà, mon père était exclu, il ne m’a pas été rendu indispensable. C’est ma mère, mes parents. Elle m’a enveloppée. C’était elle, rien qu’elle. Même si j’ai toujours adoré mon père. Il était jaloux, possessif, excessif, un peu comme moi aujourd’hui, si je dois définir mes pires travers. Ma mère était douce, compréhensive et disponible pour tout. Y’a eu mon frère, jaloux de moi, aimant mais violent. Y’a eu ma grand-mère, moderne et solitaire, en couple dans un couple irrespirable. Y’a eu les femmes d’un côté, et les mecs de l’autre.

Les hommes. Je déteste ce mot. Je déteste les hommes en fait. J’ai aimé les filles tôt, très tôt. A la maternelle je draguais mes surveillantes. A huit ans je me suis dit “tu es lesbienne”, avec ces mots précis. J’ai pas toujours détesté les mecs. Mais à chaque fois que j’avais un semblant de relation, c’était comme si ma famille mettait son véto. Surtout mon père. “Tu es trop jeune”. “Il dormira dans l’autre chambre”. Et voilà comment ce que j’essayais de bâtir avec mes mains fébriles de petite fille a été montré du doigt, comme mal, comme déplacé, comme interdit. J’ai essayé d’être normale, j’ai essayé d’essayer, mais je n’ai pas pu. Je voulais y arriver mais on m’a humiliée. Enfin c’est comme cela que je l’ai vécu. J’ai laissé de côté cette expérience avortée, et j’ai continué de vivre.  Ça sera les filles alors. Non pas par défaut, mais je suis passée très vite à l’étape supérieure, sans m’attarder sur ce qu’il fallait vivre à cet âge, à ce moment-là. J’ai perdu un bout de mon enfance, de mon adolescence. J’ai grandi avec cette amertume. Les mecs, c’est mal.
Et puis le temps a passé. J’ai vécu ma vie de lesbienne, avec ses phases, ses étapes de recherche de soi, ses réflexions, ses problématiques, ses joies. Mais cette haine des mecs ne passait pas. Je n’ai jamais eu d’amis. Sans E. C’est comme si l’environnement masculin m’était totalement incompatible. Je me suis bien entendue avec certaines rencontres, bien sûr, mais jamais rien de construit, de durable, de sincère ou de sain. Je n’ai simplement pas accroché avec l’autre genre. Ca ne marche pas. Y’a un truc qui a foiré, un truc qui a manqué.

Et puis en grandissant je suis devenue une proie. J’ai accumulé les anecdotes sexistes, machistes, homophobes, toujours lancées par eux. Et aujourd’hui, je déborde. Les mecs me donnent envie de chialer, envie de vomir. Le pouvoir qu’ils exercent m’est insupportable. Il l’est d’autant plus que je porte ce poids, le poids de cette rancœur. Pourquoi les mecs sont forts ? Pourquoi les mecs décident ? Sont mieux payés ? Pourquoi les mecs bastonnent ? Pourquoi leur sexualité exacerbée devient synonyme de bestialité primaire ? Pourquoi les mecs gueulent dans la rue ? Pourquoi les mecs ont le droit de nous agresser ? De nous insulter ? Pourquoi avons-nous juste le droit de fermer nos gueules ? Pourquoi sommes-nous si différents, tout simplement ?

J’ai la haine contre tout ça, mais aussi la haine d’avoir la haine. J’ai la haine contre ces hommes qui en profitent, et qui ne rendent pas le monde plus juste et équitable. J’ai la haine contre ces hommes qui font des femmes des proies. J’ai la haine contre ces hommes, aussi bien qu’ils puissent être, qui savent au fond d’eux qu’ils seront les plus forts. Je n’ai pas envie de mettre tout le monde dans le même panier, mais je n’ai pas la force de penser autrement. J’ai juste l’impression que la nature est une vaste blague masculine visant à réduire les femmes à l’état de merdes. J’aime tellement les femmes, je déteste tant les hommes.

Je ne sais pas pourquoi, ni comment j’en suis arrivée là. Peut-être qu’au fond je regrette de ne pas en être un ? Je ne sais plus. Mais j’ai peur. Peur de me faire frapper dans la rue. Peur de me faire insulter. Parce que je suis avec ma copine, ou tout simplement quand je suis seule. J’ai peur de me faire siffler, de me faire humilier par des mecs. Parce que, quelle que soit ma réponse, elle sera toujours moindre face à eux. J’ai peur de tout ça, peur que le fossé se creuse, peur d’en arriver à la force. Je sens peser sur moi cette subtile pression quotidienne. J’ai des copains garçons, je m’entends très bien avec des garçons, j’en ai quelques-uns dans le cœur.
Mais y’a un truc qui a foiré, au fond de moi, je sens comme un mâle à l’être.

 

G.C.

mal-a-letre

Illustration par AHenry