Jʼavais dix ans et demi (tout le monde sait comme les demis sont importants jusquʼà lʼâge de quinze ans !). Cʼest arrivé à lʼécole, jʼétais encore en primaire, au CM2. Plutôt vers la fin de lʼannée, je me souviens qu’il faisait beau, jʼavais des collants et une jupe.

Les règles, jʼen avais sans doute entendu vaguement parler, dans les publicités à la télé, pantalons blancs, liquide bleu, sourire frettent “Ohlala, avec Tampax, je suis tellement heureuse dans ma vie”, à la limite, ça ressemble à une publicité pour une pilule magique qui rend heureux !

Pour moi, cʼétait pas trop ça en vrai. Jʼai eu plutôt peur. Je me suis vaguement demandée si jʼétais pas malade, genre très malade. Je me suis demandée si jʼallais pas mourir, pis en fait, je me suis vite sorti cette idée de la tête, jʼai jamais vraiment accepté que jʼallais mourir un jour, alors un peu de sang marron dans ma culotte, ça allait pas me tuer.

Je suis rentrée chez moi hyper stressée, jʼavais lʼimpression dʼavoir fait un truc mal ou honteux. Il a quand même fallu le dire à mon père, je savais pas trop quoi faire. Cʼest dans les larmes de peur, de honte et de soulagement que je lui ai annoncé. Et je lui ai même dit le mot “règles”, la phrase devait être : “je crois que jʼai mes règles”. Il mʼa vite fait tapoté lʼépaule, mʼa dit que cʼétait normal, quʼil sʼy attendait quand même (ah bon ? Moi pas hein…) et mʼa filé un paquet de serviettes Nana. Des machins jaunes horribles, trop courts, qui me piquaient et me grattaient.
Et puis, cʼétait tout, jʼen ai pas su plus avant de décider de mʼéduquer sur LA question.

Mes toutes premières règles ont été super longues et peu abondantes, genre quinze jours. Quand jʼai fini le premier paquet de serviettes hygiéniques et que jʼai voulu en racheter un, mon père tout gêné mʼa dit que cʼétait que pour les règles, que je devais pas mʼen coller une chaque matin. Jʼai répondu que je savais, il a pas insisté. Il a dû croire quʼun paquet me durerait des mois vu le prix du truc. Mais il a vite pigé qu’en vrai ça serait plus trois par mois et le budget et la honte qui va avec.

Dans lʼannée, mes règles se sont arrêtées. Je savais pas si cʼétait normal ou pas. Jʼai attendu deux ou trois mois, et puis je lʼai dit à mon père qui mʼa emmenée chez le généraliste. Le médecin mʼa juste prescrit une échographie. Mon père a pris rendez-vous et on y est allés. Dans la salle dʼattente, je me souviens que jʼavais trop envie de pisser, je savais pas si jʼallais réussir à me retenir longtemps encore. On nous a fait entrer dans une salle plutôt sombre avec des lumières bleues cheloues. Lʼhomme qui allait faire lʼéchographie me fait allonger et me dit de baisser mon pantalon et ma culotte. Mon père se lève pour sortir. Le médecin lui dit quʼil peut rester (euh bah non en fait, ah on me demande pas mon avis ? Ok…). Je baisse tout ce quʼil veut et jʼignore tout ce qui se passe.

Il me demande si je peux être enceinte, non, je peux pas être enceinte. Il me répond : “Et bien on va vérifier ça tout de suite !” en me mettant son machin froid et mouillé sur le ventre. Autant dire que mon envie de pisser mʼétait passée, je crois que ça mʼétait remonté dans les yeux, lʼexpression pleure tu pisseras moins a pris tout son sens.
En appuyant comme un dingue, il mʼa dit : “toutes façons si tʼas menti on passera par dedans hein”. Sur le moment jʼai pas du tout compris ce que ça voulait dire, jʼai pas demandé non plus. Des années plus tard, jʼai compris quʼil parlait de faire une échographie endovaginale, normal, sur une gamine de 11 ans qui est vierge, utiliser une pratique médicale comme une menace de viol… Tout va bien.

Quelques années plus tard, au collège, je devais avoir 13 ans, jʼai voulu essayer les tampons, jʼen avais marre des colles au cul, des fuites et des odeurs dégueu de règles trop longtemps restées dans la serviette (faut dire que les toilettes du collèges ne sont ouvertes que sur demande express des élèves et encore, pas toujours et quʼelles sont dégueulasses). Bref, je me collais une serviette méga absorbante le matin, je faisais gaffe à pas faire de trop grand pas, je priais pour quʼelle tienne le coup et je courrais me changer à la maison le soir, dieu merci jʼavais deux pantalons noirs.

Pour les tampons, jʼai profité quʼon aille faire les courses et au moment de passer vers les serviettes, jʼai pris un peu plus mon temps que dʼhabitude. En vrai, je mʼétais déjà renseignée et je savais ce que je voulais, mais une fois encore, la honte, lʼhésitation, tampons = pénétrations… Il mʼa bien fallu cinq minutes pour prendre une boite de tampons nett, la boite toute jaune là… Mon père mʼa dit : “tu prends ça ?” jʼai répondu oui. Fin de la discussion.

Et me voilà toute seule dans la salle de bain, assise sur les toilettes, avec un tampon pour la toute première fois, la notice écrite en minuscule, en essayant de comprendre dans quel sens se mettait ce machin. Je me souviens pas de la suite, cʼest que ça a pas dû être traumatisant.

Yʼa eu dʼautres histoires, yʼa eu lʼabsence de règles, les grossesses non-désirées, les IVG, ne pas savoir si les saignements après les IVG sont des règles ou des “restes”, les douleurs qui empêchent de rester debout, les contraceptions pour empêcher les règles, pilules, consultations, plus tard DIU

Et puis yʼa eu le ras le bol. La goutte dʼeau qui fait déborder le vase. Ou le tampon qui remplit la poubelle. Je sais pas. Jʼen ai eu marre. Je devais avoir 18 ans. Jʼen ai eu marre de toutes ces conneries, des protections qui nʼallaient jamais, de leur prix, de lʼignorance dans laquelle  les soignant.e.s me laissaient volontairement en ce qui concernait mon corps, mes règles, mes contraceptions, mes grossesses, mes IVG. Merde quoi, MES, M- E-S, “MES” ! À moi ! Alors la moindre des choses seraient encore de me dire de quoi il sʼagit.

Apparemment, cʼétait pas au programme, alors jʼai décidé de chercher toute seule. Jʼai trouvé des milliers de personnes dans ma situation. Jʼen ai trouvé plus tard des dizaines de milliers, sur des forums, sur facebook, des blogs, des sites. Et jʼai décidé que cʼétait pas normal. Jʼai décidé que je devais faire quelque chose. Jʼétais pas assez naïve pour croire que je changerai le monde, le tabou des règles et que tout le monde allait être bien dʼici un an. Mais jʼai décidé que si je pouvais apporter un peu de bien ne serait-ce quʼà moi même, je devais le faire.

Jʼai trouvé des livres, des blogs, des sites, je me suis penchée sur la représentation des règles dans les religions, les coutumes, jʼai appris comment on se protège dans le monde et suivant les époques du sang qui coule. Jʼai appris les différentes expressions et représentations du sang menstruel. Jʼai tellement lu sur le sujet, je me suis vite rendu compte quʼavec toutes les lectures accumulées, je répondais facilement aux questions que les copin.e.s se posaient.

Jʼai fabriqué mes premières serviettes lavables pour moi. Jʼai cherché toutes les alternatives possibles, je lʼai ai toutes essayées (toutes celles que jʼai trouvées, en tout cas), pour savoir de quoi je parlais quand justement je décidais dʼen parler aux ami.e.s ou publiquement, pour pouvoir donner les points positifs et négatifs.

Jʼai lancé un premier projet, que jʼai appelé Red Menace, il avait pour but de permettre aux gens dʼobtenir des serviettes hygiéniques lavables en fonction de leurs moyens. Jʼen ai vendu des très chères à des gens qui avaient les sous et jʼen ai envoyé gratuitement à des gens qui nʼen avaient pas. Ça a été un succès énorme pour moi : en tout jʼai dû coudre une soixantaine de serviettes à la machine et à la main, jʼétais contente de savoir quʼelles seraient utiles.

La vie mʼa éloignée de Red Menace quelques années, mais bien sûr mes règles et leurs galères mʼy ont ramenée, doucement mais sûrement ! Jʼai décidé quʼil fallait que jʼétudie plus sérieusement ; la naturopathie dʼabord, depuis peu jʼai le projet de devenir doula. Jʼai compris quʼil me fallait des certificats, sans quoi, je ne serai pas prise au sérieux, une femme qui parle de règles ? La bonne blague… Ah, elle a un certificat de naturopathe et de doula ? Ah bah peut être que cʼest pas que de la merde, même si cʼest futile…

Je pourrais jamais raconter toutes les galères de règles que jʼai eu dans ma vie dans un seul témoignage… Les fuites sur les chaises qui font honte de se lever, les sweat-shirt autour de la taille pour pas quʼon voit mon cul, passer mes mains sur mes fesses toutes les trente secondes pour vérifier si cʼest pas mouillé, regarder mon cul dans chaque reflet (et même pas par vanité), devoir baiser avec ses règles en les cachant à tout prix à mon partenaire, plus aucune serviettes ni tampons un dimanche et retourner tous ses sacs à main dans lʼespoir dʼen trouver un, le papier toilettes au fond de la culotte pour que la fuite ne la tache pas plus, la serviette de bain rapeuse dans le lit qui irrite (mais la serviette de bain toute douce ne mérite pas le sang dégueu, hein?), les dessins sur le corps dʼune chérie avec du sang de règles (parce que cʼest drôle en fait !), lʼamusement, la peur, lʼexcitation, la douleur, les galères, le tout vécu par plusieurs millions (milliards ?) de personnes dans le monde, et pourtant, toujours la même solitude.

Mäsha Bombed

Illustration par Mäsha Bombed