À Calais il y a des gens qui disparaissent. Voilà, il paraît que c’est normal, que tout le monde le sait. Entre l’expulsion de la zone sud et maintenant, 128 mineurs ont disparu, ont recensé certaines organisations. Les autorités ne pourront pas dire qu’elles ne savaient pas.

J’interviens sur la jungle de Calais depuis environ un mois. Pour des raisons professionnelles, en journée. Pour des raisons personnelles, j’y vis aussi. Un jour, l’idée saugrenue de faire l’expérience de vivre ce qu’ils et elles vivaient, hommes, femmes, enfants, m’a traversée la tête. Il me fallait le vivre pour le comprendre. Il me fallait le vivre pour pouvoir les accompagner au mieux. On ne peut pas savoir ce qu’est la violence de vivre sur la jungle si on ne l’a pas vécue. Les journalistes viennent en journée, ils prennent des photos, ils repartent. Oui la jungle c’est dégueulasse. Oui la jungle c’est plein de poubelles. Oui la jungle ce sont des toilettes immondes. Et la jungle c’est aussi le thé et l’humanité des humains qui y vivent. Nous, c’est la nuit ou au petit matin pour le réveil que nous nous faisons gazer. C’est la nuit que nous nous faisons frapper. C’est la nuit que nous nous faisons briser des membres par les policiers. C’est aussi la nuit que nous sommes un, soudés dans l’espoir, à se réchauffer autour du thé. Alors quitte à vivre l’expérience jusqu’au bout, j’ai choisi, la nuit, de ne pas déserter.

Et puisque sur la jungle, tout ce qui nous reste, c’est notre humanité, et l’importance des liens humains, l’ami que je rejoignais à Calais est assez vite devenu mon amoureux. Il est magnifique mon amoureux. Il est superbe d’humanité, d’espoir, de jeunesse, de beauté physique aussi. La première fois que nous nous sommes embrassés, c’était sur la plage à côté. Parce que sur la jungle, c’est difficile de trouver de l’intimité. Pour être honnête, il y en a très peu: nous vivons en permanence collectivement, toutes nationalités confondues. Ensemble.

Mon amoureux veut demander l’asile en Angleterre, parce qu’il parle anglais et que ce sera plus facile de continuer ses études là-bas qu’ici. Et puis ça va plus vite en Angleterre, pour avoir le statut de réfugié. En France il faut attendre dans la misère la boue et la gadoue, à Calais, ou la rue, dans les autres villes, pendant des mois, avant d’avoir peut-être un hébergement en tant que demandeur d’asile, qui permettrait de formuler une demande d’asile dans des bonnes conditions. En général, au stade où on obtient un hébergement, on est aux 3/4 de la demande d’asile, et on a rarement eu tout son cerveau de disponible pour la présenter et s’expliquer au mieux.

Et puisque le Royaume-Uni ne veut pas délocaliser de bureau à Calais pour que les exilés puissent savoir s’ils seraient éventuellement admis provisoirement au séjour au titre de l’asile, les exilés essaient de passer. Alors il y a quelques jours, mon amoureux a encore essayé de passer. Ce n’était pas la première fois: ç a fait six mois qu’il est bloqué à la frontière. L’avant dernière fois, il a essayé de passer dans un camion de pommes de terres congelées. Il aurait pu y passer. Ce sont les policiers anglais qui l’ont trouvé. Peut-être lui ont-ils sauvé la vie. Ce qui est sûr, c’est qu’ils l’ont refoulé. “Go jungle”, retour à Calais.

La nuit du mardi 3 mai au mercredi 4 mai, mon amoureux se trouvait quelque part dans le nord de la France. Je ne sais pas exactement où, mais je sais qu’il devait encore essayer. Et depuis, nous n’avons plus de nouvelles de lui. Il n’est pas en centre de rétention administratif. Il n’est pas non plus à l’hôpital. Son téléphone est coupé. Il est également injoignable par mail. Il a disparu, sans laisser de traces.

Mon amour n’est pas le premier à disparaître. Autour de moi, un homme cherche son frère, une femme cherche son mari. À Calais il y a des gens qui disparaissent. Voilà, il paraît que c’est normal, que tout le monde le sait. Entre l’expulsion de la zone sud et maintenant, 128 mineurs ont disparu, ont recensé certaines organisations. Les autorités ne pourront pas dire qu’elles ne savaient pas. Pourtant elles ne semblent pas les chercher. Qu’ont-elles entrepris comme recherches pour les 128 mineurs disparus en un mois ? Qu’ont-elles entrepris comme recherches pour les adultes signalés en disparition inquiétante ?

Nous sommes en France, en 2016. Je le savais déjà et ne vous apprendrai rien, mais la vie d’un migrant, d’un exilé, d’un réfugié, d’une personne ayant fui son pays car elle cherchait simplement à sauver sa vie, ne vaut pas grand chose à côté de celle d’un Français, d’un Européen, d’un touriste. Puisqu’il me reste mes yeux pour le trouver, ma bouche pour crier un cri qui ne sera pas entendu, mes jambes pour marcher à sa recherche, puissent mes mots être entendus : la frontière tue, la frontière assassine, la frontière fait disparaître. Aucun être humain ne devrait être illégal. Quand ouvrirez-vous les frontières ?

D.

mai 2016

Dessin aux traits épais à dominante grise. Au premier plan, une jeune femme, de dos, tient un ballon de baudruche portant un gros point d'interrogation. Elle nous tourne le dos et fait face à une barrière qui découpe le dessin en deux. Derrière la barrière, un peu floue, on aperçoi une ville. Sur un des immeuble de la ville, flotte un immense ballon de baudruche, lui aussi portant un immense point d'interrogation.

Dessin aux traits épais à dominante grise. Au premier plan, une jeune femme, de dos, tient un ballon de baudruche portant un gros point d’interrogation. Elle nous tourne le dos et fait face à une barrière qui découpe le dessin en deux. Derrière la barrière, un peu floue, on aperçoit une ville. Sur un des immeuble de la ville, flotte un immense ballon de baudruche, lui aussi portant un immense point d’interrogation.

Illustration par Saule