Mon cher Dr Bisounours,
Tu permets que je t’appelle Bisounours, dis ? Tu étais tellement mignon tout à l’heure, quand on s’est rencontré dans ton cabinet de gastro-entérologie… Tu sais, j’ai eu bien de la peine de devoir t’apprendre que la vie n’était pas aussi douce et ensoleillée partout que sur ton petit nuage. J’ai bien compris que je te déboussolais avec mon histoire… J’aimerais tant te dire que c’est pas grave, qu’on efface tout et qu’on se fera un gros câlin pour oublier. L’ennui, c’est que moi, tu vois, je vais avoir du mal à oublier. Non, attends, sèche tes larmes, je ne te gronde pas, je t’explique. Je sais que tu n’es pas un mauvais bougre. Mais mets-toi un peu à ma place, tu veux bien ?
J’ai pris rendez-vous à ton cabinet il y a une semaine, à la demande de mon gentil médecin traitant, parce que bon, entre nous, on se passe assez bien de longues heures aux toilettes pour cause de digestion farceuse. Oui mais voilà, le souci c’est qu’entre ce moment et celui où je suis effectivement venue te voir, j’ai appris que j’étais enceinte. En fait, j’en avais à peine eu la confirmation une heure plus tôt, et le moins qu’on puisse dire, c’est que j’étais en panique ! Et donc, j’ai atterri chez toi juste après…
Après qu’on a causé tous les deux de mon intestin en grève, tu m’as fort classiquement demandé mes antécédents médicaux et autres informations du genre. Du coup, j’ai jugé pertinent de te parler de ma grossesse nouvellement découverte. Et là, tu m’as tout bonnement scotchée avec ta première question : « Enceinte ? Mais comment ça ? ». Sauf que je n’étais pas tout à fait de bonne humeur, alors je t’ai répondu comme j’ai pu, avec une précision dont tu te serais sans doute fort bien passé : « Je suis enceinte à la suite d’une agression ». Je pensais bêtement que ça te clouerait le bec, mais non. Il a fallu que tu poursuives sur ta lancée funeste.
« Une agression ? Mais quel genre d’agression ? » Tu comprends, mon petit loup, ce n’est pas contre toi, mais là, je n’avais pas du tout envie de t’expliquer comment naissent les bébés, que les choux et les roses n’y sont pour rien et que là, si un quelconque végétal devait être mis en cause, ce serait plutôt des ronces acérées. Alors, j’ai synthétisé ce cours de biologie de primaire en un mot : viol. Je sais, je sais, je n’aurais pas dû. J’avais ouvert la boîte de Pandore et tu allais très vite me le faire regretter amèrement. Tu veux bien que je retrace la suite de notre dialogue un peu surréaliste ?
Un viol, ça veut dire quoi ?
Bah, un rapport non consenti, c’est tout ?
Ça existe, ça ?
Euh… oui. Et j’aimerais revenir à la consultation, s’il vous plaît.
Non mais attendez, ça doit être un peu traumatisant, non ? Ça fait quoi ?
Oui c’est traumatisant et j’aimerais VRAIMENT en revenir à mes problèmes de digestion.
Mais ça fait quoi, c’est douloureux ? C’est effrayant ?
Je t’ai fait mes plus beaux yeux noirs, t’ai redit mon souhait de ne plus évoquer la question avec toi, mais tu as continué, encore et encore… Le tout en me demandant avec le plus grand naturel de me déshabiller pour l’examen et en m’auscultant. En parlant d’auscultation, tu as tout à coup tilté : « Ah mais si vous êtes enceinte, ça va être compliqué pour faire une radio. Vous voyez ce que c’est une radio ? ».
Oui, je voyais bien et je t’ai répondu que je comprenais bien la contre-indication, et que j’étais ouverte à toute alternative que tu me proposerais… C’est à ce moment là que tu m’as porté le coup de grâce :
« Et vous ne pourriez pas arrêter d’être enceinte, là maintenant, pour que je puisse vous soigner ? » C’était attendrissant et vaguement flatteur que tu me prennes pour une fée, capable d’interrompre magiquement tout désagrément d’un coup de baguette magique, mais, mon petit Dr Bisounours, je n’ai hélas pas ce pouvoir… Un jour, si tu veux, on causera IVG, parcours du combattant… Mais là, vraiment, non, je ne pouvais pas. Tout comme je ne pouvais pas effacer ma grossesse. Et comme tu étais très déçu, je t’ai un peu rassuré en te disant que je ne reviendrai plus te voir, pour ne plus te rendre triste.
Bon, plus sérieusement. Monsieur, tout humour acide envolé, j’aimerais juste comprendre : j’imagine ne pas être la seule femme enceinte ayant jamais consulté chez vous, hein ? Et, je suppose qu’en plusieurs années de pratique médicale vous avez déjà croisé des patientes en souffrance à la suite d’un viol ou d’autres circonstances ? Alors expliquez-moi comment vous avez pu aligner autant de conneries en si peu de temps. Le respect de l’intime, ne pas essayer de disséquer un ressenti qui ne vous appartenait pas et dont vous n’aviez absolument pas besoin de connaître les contours pour me soigner, ça vous parle, au moins un peu ?
Ce jour-là, Monsieur, vous n’avez pas simplement été dérangeant ou désagréable : vous avez été maltraitant. Et pour un soignant, c’est quand même ballot.
Brin

Dessin en noir et blanc, trait très fin : sur fond blanc, un bureau de docteur, très simple. Assis derrière, un bisounours (nounours avec le nez en forme de cœur) en blouse de docteur. Il sourit mais son sourire fait peur. Il prend des notes. Autour de sa tête, on peut lire : Ça fait mal ? C’est traumatisant ? C’est effrayant ?
Illustration par Anna R.