J’ai 20 ans.
Je suis seule, à l’étranger, en train de chialer parce que je dérouille ma race, assise sur mes chiottes pendant que ma foufoune rejoue Shining.
Une douleur de règles immense, qui n’a rien à voir avec ce que j’ai connu jusque-là, et un torrent de sang (mais il n’y a pas d’escaliers en bois dans ma cuvette de toilettes, et pas de Jack Nicholson non plus, aussi la comparaison s’arrête là, arrête de faire courir ton imagination débordante, lecteur.trice).
Puis le petit bout de chair, pas plus gros qu’une phalange de mon petit doigt, sur le PQ.
C’est à ce moment là que je comprends que je fais une fausse couche.
Retour en arrière, quelques semaines avant.
Je me prépare à partir pour un an à l’étranger, et je vais chez le gynéco en mission “tenter d’avoir ma pilule pour un an”, histoire de ne pas avoir à revenir en France juste pour une prescription.
La visite chez le gynéco ne se passe pas bien et le gars ne me fait pas de prescription pour un an, parce que quand même, c’est bien d’être surveillée tous les six mois, surtout avec mes kilos en trop, et tiens d’ailleurs je te fais un toucher vaginal et je te palpe les nichons alors que je l’ai déjà fait il y a six mois.
Et puis je te change ta pilule aussi, parce que ces dix kilos en trop là, ce n’est pas possible.
Tu vas me prendre celle-là en relais de l’autre, tu reviens dans six mois pour le renouvellement, et entre temps yaourt 0% et fais un peu de sport.
Retour sur mes chiottes.
Je comprends que je fais une fausse couche, que le gars m’a refilé une pilule qui ne marchait pas, ou moins bien, ou que je n’ai pas fait le relai correctement malgré ce qui était marqué sur la notice, ou que je ne l’ai pas prise à l’heure alors que sur la notice il y avait marqué qu’il ne fallait pas plus de trois heures de retard. Je ne sais pas en fait. Et quand je lui téléphone au docteur, il me répond que j’ai dû merder quelque part, mais que bon, comme tout est parti tout seul, hein, ce n’est pas grave, tu ne vas pas nous emmerder avec tes problèmes, mais pense bien à repasser me voir à ton retour en France, qu’on vérifie que ton utérus et ton cerveau ne sont pas partis avec l’eau du bain.
Puis je pense que j’aurais pu ne pas la faire, cette fausse couche, et que j’ai été à deux doigts de me poser la question de l’IVG. Tu la fais ou tu ne la fais pas ? Tu gardes ou tu ne gardes pas ? Tu surmonterais le traumatisme de tuer un enfant ? À 20 ans, je n’avais pas réfléchi à la question plus que ça, et les interventions du planning familial au collège étaient bien loin, et je suis pas sûre qu’on ait abordé de manière claire les questions sur l’IVG. Alors oui, sans que ce soit une certitude, à 20 ans, je pensais que l’IVG était quand même le choix de supprimer une vie en devenir. Une notion, pas une pensée construite, mais une notion qui était bien là.
Puis j’ai des copines qui ont avorté et qui m’ont un peu raconté. Tu te sens prête à affronter le regard du médecin qui va te reprocher ta vie dissolue, ta mémoire naze, ta murge du samedi et ta gastro de Noël ? Le médecin qui va t’expliquer par A+B que oui, tu aurais pu éviter d’être enceinte si tu le voulais vraiment vraiment. Oui oui. Mais bon, tu n’as pas réussi, parce que tu es trop con et trop jeune pour comprendre comme c’est important de ne pas se confronter au traumatisme de l’IVG. Parce que tu arrêtes une vie en devenir quand même. (Tiens, maintenant je me rappelle d’où me vient la notion du paragraphe ci-dessus.)
Je suis dans mes chiottes, à 20 ans, seule face à mes questions. Et ma tête abrite cette pensée horrible que j’ai de la chance de l’avoir faite, cette fausse couche.
Cet épisode est passé et ce n’est que quelques mois après que j’ai réalisé que mon gynéco m’avait traitée comme une merde, et en ne m’expliquant pas comment utiliser cette nouvelle pilule, ce connard a participé à me mettre enceinte.
Et puis j’ai lu Contraceptions, Mode d’emploi, de Martin Winckler, et lu ses écrits sur le rapport patient-médecin, notamment sur les questions de gynéco.
Et maintenant je suis là, avec des certitudes et des opinions toutes différentes d’il y a dix ans pour lesquelles je me bats.
Et pourtant aujourd’hui j’ai tortillé du derche pendant soixante-dix ans pour me dire que non, ce qui m’était arrivé pouvait être raconté. Que ce n’était pas honteux. Et que si j’avais eu recours à l’IVG, cela n’aurait pas été honteux non plus.
Parfois je me dis que cette mésaventure a eu le mérite de m’ouvrir les yeux, mais putain, je n’aurais pas dû avoir toutes ces questions ni cette peur qui m’a tordu le bide. Ça aurait dû être simple dans ma tête, si l’IVG avait été un droit reconnu par tou.te.s, accessible et dédramatisé.
Hamster Violent

Dessin au feutre : Une femme en robe rouge aux longs cheveux bleus qui rejoignent le sol vert et s’y étalent. Elle ferme les yeux, les poings joints à la poitrine. Derrière elle des tapis et tentures à motifs floraux.
Illustration par N.O.