On dit qu’avec le temps on aperçoit la lumière au bout du tunnel. J’ai plutôt l’impression qu’elle s’éloigne, moi, la lumière. Comme si tout à coup je prenais conscience de ma destruction à venir. Je suis en train de provoquer la mort. C’est un jeu dangereux, j’ai l’impression que je me perds petit à petit…

Les gens me regardent et me sourient, et comme je leur réponds, ils croient que je suis heureuse. Je suis déjà si loin d’eux. Mais ce n’est pas du paradis dont je m’approche jour après jour. Il s’agit plutôt de l’enfer.

La douleur n’est pas insoutenable, elle me tire juste vers le bas, tout doucement. En un cri silencieux. Certains souvenirs poussent ainsi leurs cris silencieux au fond de nos têtes, comme des fantômes auxquels nous croyions être habitués avant qu’ils resurgissent. Nous avons tous notre « drame personnel », un souvenir hideux et impérissable qui ne nous laisse jamais tranquille. Et, ajouté à tout ce que nous avons vécu auparavant, il nous mène parfois à notre perte.

Je ne souffre ni de la faim (même si j’ai commencé un régime, car il le faut), ni de la pauvreté (surtout cette année), ni d’un manque d’amour (ça, ça a changé depuis peu). Ce dont je souffre est mille fois pire. Mais je connais des amies qui ont vécu pire. C’est mon « drame personnel ». Ce qui m’empêche de fermer l’œil la nuit, ce qui me fait le plus de mal, ce qui me ronge. C’est mon pire souvenir. Celui qui me fait aujourd’hui péter un câble.

Quand c’est arrivé, ma vie avait retrouvé quelques bases, parce qu’au fond j’ai beaucoup souffert aussi, avant. Avant ça.

 Ma vie subissait une embellie. Je partais bientôt du collège (en y réfléchissant, j’y retournerais bien !). J’allais découvrir de nouvelles têtes cet été. J’allais avoir une autre vie. On peut dire que j’ai profité de ces changements. Mais avant, on ne m’avait pas dit que j’allais tant souffrir. Pas encore, et pas de cette façon. Et avant cet été là, j’ai souffert. J’ai souffert l’enfer. Je crois que ça se passait au printemps. C’est bizarre comme on oublie certains détails au profit d’autres. Je me souviens qu’il y avait du soleil ce jour là. Je me souviens aussi du haut que je portais. Je l’ai toujours, d’ailleurs (j’aurais dû le brûler, peut-être ?). Je me souviens de la confiance que j’avais en la vie ce jour là, juste avant. Je me souviens des sourires que j’adressais au soleil. Je me souviens d’à peu près tout, mais pas du mois ni de l’année exacte. Je ne sais plus si j’avais quatorze ou quinze ans. Je me souviens que j’avais encore le sourire d’une enfant. Avant ça. Si ça se trouve il y avait même des oiseaux qui chantaient autour du lac. Quelques pêcheurs autour du lac. Toute une vie autour du lac, qui n’a pas remarqué qu’une enfant mourait, ce jour-là. Toute une vie qui a été aussi surprise que moi de souffrir. Toute une vie qui semble un peu éteinte, aujourd’hui. Qui s’est éteinte avec le temps. C’est triste de contempler le cadavre de l’enfant qui vivait en vous.

Le soleil brillait ce jour là. Mouais.

Il était vieux, il était gentil. Je l’aimais bien. On le voyait souvent faire le tour du lac. On lui disait tous bonjour, dans le voisinage, quand on le voyait. Ce jour là, je l’ai croisé alors que je faisais le tour, moi aussi. J’avais le sourire aux lèvres, je me sentais aérienne, et je crois même que je me trouvais belle. Je me sentais tellement bien. Nous marchions côte à côte. Lui et moi. Nous avons emprunté un chemin que nous connaissions par cœur. Nous discutions tranquillement, la main dans la main. Ça me gênait peut-être un peu, cette main dans la mienne. S’il y avait eu des jeunes pour nous voir, j’aurais eu honte. Mais finalement, ce n’était rien, absolument rien. Juste un peu de gentillesse envers une personne âgée en qui j’avais confiance. Parce qu’il était vieux, gentil, et seul. Un peu de compassion. Ça me semblait naturel de faire confiance à quelqu’un de vieux, de lui rendre la vie plus agréable pour quelques minutes et de lui parler en souriant. Étais-je si naïve ? Je ne saurai jamais ce qui lui est passé par la tête.

Nous avions presque fini de faire le tour du lac. Mais, juste avant le pont de bois (qui aujourd’hui est rénové), il a voulu me montrer son coin préféré. Il y a un petit chemin qui monte, et à présent je sais qu’il mène à un pré où il y a des chevaux. Mais je ne l’ai pas su ce jour-là, non. J’aurais préféré.

Je l’ai suivi, naturellement. Ne l’auriez-vous pas suivi ? Ne vous seriez-vous pas assis à côté de lui, par terre, pour regarder le petit ruisseau ? Ne lui auriez-vous pas fait confiance ? Moi si. J’avais tort.

On parlait tranquillement, tous les deux, et moi j’étais bien, là, avec lui. Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé. Dans sa tête. Et je ne le saurai jamais. Tout ce que je sais, c’est que tout a basculé en une minute. Tout.

Il a posé sa main sur mes seins. Et je vous assure que son regard n’était plus le même. Il a commencé à me dire que j’en avais envie, moi aussi, des obscénités. J’étais choquée. Je ne comprenais pas. Mais j’ai fini par réagir, je me suis relevée d’un bond. Et je me suis excusée. Je me suis excusée ! Je suis presque partie en courant. Je crois qu’il a essayé de me suivre. Qu’il m’a sifflé, avec sa canne. Je ne l’ai pas attendu. Je suis partie. J’avais peur. J’étais révoltée. Je comprenais qu’il avait failli me violer.

Il a tué l’enfant qu’il y avait en moi, ce jour-là.

J’ai essayé d’expliquer son geste, au fond de moi. Pour apaiser ma colère, mon dégoût, mon désespoir. A présent, je ne faisais plus un tour du lac, j’en faisais deux, au pas de course. Pour me défouler. Et si jamais je l’apercevais, j’accélérais. Je ne lui ai plus jamais dit bonjour.

Mais, comme je ne comprenais pas ce qu’il s’était passé, je me suis dis qu’il était peut-être un peu fou. J’ai essayé de lui pardonner. Même si j’étais mal, j’ai tout enfoui au fond de moi, une fois de plus. J’ai réussi à ne plus avoir peur, ou du moins, je le croyais. Cet été, c’était tellement bien que j’ai oublié, occulté tout cela.

Et puis j’ai appris sa mort. J’étais soulagée. Plus jamais il ne tenterait d’établir le moindre contact. Plus jamais il ne pourrait tenter de me faire du mal. Plus jamais. Plus jamais je n’entendrai parler de lui ? Ah, si, quand même. J’ai entendu parler de lui :

« Il était si gentil, Vladimir »

Il semblait si gentil. Moi aussi, je l’avais trouvé gentil.

A ces mots, moi, je fuyais, je ne disais rien, mais j’avais envie de leur dire : « Ah, si vous saviez ! »

J’étais en colère. Et en même temps, je me taisais. Je ne pouvais pas le leur dire. Ça aurait servi à quoi ? Il était mort.

Je ne pouvais pas briser leurs rêves. J’avais déjà assez souffert dans ma vie pour pleurer encore sur mon sort. Alors, j’ai enterré tout ça.

Dans un coin de ma tête, quelque part où personne ne viendrait le chercher. J’ai écrit un poème sur ça, au bout d’un moment. Mais ce poème là personne ne l’a lu, pas avant longtemps. Et j’y étais présente à la troisième personne du singulier.

J’avais imaginé tant d’histoires ! Ce n’était qu’un poème parmi tant d’autres. Oui, voilà.

Tout ça ne me touchait plus. Je croyais que ça ne me toucherait plus jamais. Là aussi, j’avais tort.

Ce souvenir n’a jamais complètement disparu. Il a toujours été présent, à côté de moi, comme un fantôme. Et aujourd’hui, il est revenu à la vie, avec plus de force qu’avant.

Je comprends d’ailleurs mieux certaines de mes réactions. C’est peut-être à cause de lui que je n’ai jamais embrassé de garçon avant mes dix-huit ans. Alors que j’en ai envie depuis des années. Parce que c’est ça, le problème. Je veux, mais je n’ose pas. J’ai peur.

C’est fin septembre 2008 que j’ai enfin eu mon premier rendez-vous « amoureux » avec un garçon. Je ne l’aimais pas, mais je me sentais prête, je savais à peu près ce qu’il se passerait. J’étais ravie de le revoir, je ne m’attendais pas à ce qu’après tout ce temps, il pense à moi. J’avais envie de sortir avec lui. On a discuté pendant des heures. C’était sympa, j’étais bien avec lui. Bon, on s’était donné rendez-vous au lac. Parce que je l’aime bien, ce lac, malgré tout. Et puis, parce que ce n’était ni trop loin pour lui, ni pour moi. Parce que c’était l’endroit idéal.

Mais il m’a demandé s’il pouvait m’embrasser. Moi, j’aurais préféré qu’il ne me le demande pas. Je n’en avais pas spécialement envie, ce jour-là, finalement. Mais je lui ai répondu que oui, s’il le voulait, alors il pouvait le faire. Ça nous a un peu embarrassés pendant quelques minutes, tous les deux. Il était maladroit. Un peu gêné, ou timide. Je ne sais pas. Mais j’ai crû qu’il ne le ferait pas, ce jour là. Au moment où je me suis avancée pour lui dire au revoir, il m’a embrassé. Longuement. Deux fois.

Quand je suis partie, mon cœur battait encore. Mais de peur. Je n’ai eu aucun plaisir ce jour là. De la pire manière qui soit, je me suis rendu compte que je ne l’aimais pas. Parce que tout m’est revenu en mémoire.

J’aurais dû être heureuse, et tout s’effondrait !

J’ai eu l’impression qu’il me violait, en m’embrassant. J’ai mis du temps à en accepter l’idée.

Je lui en ai même voulu. J’aurais préféré que ça soit de sa faute. Trouver une excuse, même mauvaise. Me dire qu’il embrassait mal. Parce que si ça avait été de sa faute, j’aurais pu passer outre mon souvenir.

J’ai refusé de le revoir. Mais le pire, c’est que je le trouvais sympa. Je m’en suis voulue, terriblement. Lui aussi a dû m’en vouloir. Je ne pouvais pas lui dire. Lui dire que lorsqu’il m’a embrassé, j’ai repensé à ça. Je n’ai réussi à lui envoyer un message pour lui expliquer que huit mois après… Il y a quelques jours.

Ces huit mois n’ont pas été de tout repos, croyez-moi. D’ailleurs, après huit mois, j’ai toujours peur. Dans quelques jours, je vois une psy.

Ça fait longtemps que j’aurais dû, ça m’aurait permis d’aller mieux, peut-être. Parce que j’ai besoin de parler, de ça, et de beaucoup d’autres choses. Je me suis décidée à avouer tout cela à mes proches il y a quelque temps seulement. Parce que ce n’était plus possible de garder tout ça pour moi. Ça a pris une ampleur à laquelle je ne m’attendais pas. J’ai vécu ces mois dans la terreur, à me détruire, à détruire ce que j’aurais dû construire. Il n’y a que les autres que je ne sois pas capable de détruire. Mais je suis assez douée pour me détruire, moi. Quand j’étais avec mes ami(e)s, tout allait bien, j’étais capable de ne plus y penser. Mais dès que je me retrouvais seule, j’étais perdue, désemparée, brisée. La nuit, c’était le pire. Seule dans ma chambre, j’avais tout le temps peur, je me sentais misérable. Je dormais mal. La première année de fac, pour laquelle j’étais motivée, a viré au cauchemar. Je me suis mise à sécher les cours, parce que je n’avais plus envie de me concentrer sur quoi que ce soit. Quand je me suis rendu compte de ce que j’avais fait, il était déjà trop tard. Je faisais tout pour n’être jamais seule. Parce que lorsque je l’étais, je ne faisais rien. Je regardais la télé, j’allais sur l’ordi, je jouais, je lisais. Je me distrayais pour ne pas avoir à réfléchir.

Pour l’instant, quand j’en parle à ceux que j’aime, c’est presque avec froideur, avec indifférence, ou par écrit. Je n’arrive pas à parler de ce qui ne va pas. Et ça, depuis longtemps. J’ai une peur panique de l’échec. Ça fait des années que je mens, à tout le monde. Pour me protéger ? Pour les protéger, peut-être bien. Tout n’est pas bon à dire. Et j’ai beaucoup de mauvaises choses à dire. Je ne pense pas que ça soit bien de leur dire. Même si j’aimerais plus parler, des fois. Je ne suis pas quelqu’un de très joyeux, au fond. Je suis assez mélancolique, tournée vers un passé révolu et inaccessible. J’ai aussi besoin de croire en l’avenir. De croire qu’il m’apportera ce dont j’ai besoin. Un certain équilibre que je pensais avoir trouvé. Avant ça. Je ne sais pas si un jour j’arriverai à oublier cette peur. Mais je l’espère, car elle m’a déjà fait perdre beaucoup. Et je ne veux pas perdre ce qu’il me reste.

Je suis amoureuse. Quelqu’un m’aime aussi. Personne ne m’a aimée autant que lui. Et surtout, il me respecte, il respecte mes barrières, même si je sais qu’il aimerait qu’elles disparaissent. Je lui ai avoué ce qu’il s’est passé. Il a été le premier au courant. J’ai failli le perdre à cause de ça. Pas parce que je lui ai dit, mais parce que je faisais tout pour m’interdire cet amour. Je ne sais toujours pas si je supporterai la distance qui nous sépare. Mais je l’aime, et je veux le voir au moins une fois. Je pense qu’une fois avec lui je n’aurai plus peur. Mais en attendant, la nuit, je suis seule. Lui pense que si je n’ose pas maintenant, ça pourrait être pire lorsqu’on se verra. J’ai envie de croire le contraire. Parce que je ne supporterai pas de ne pas oser avec lui, parce que je l’aime.

Il me dit d’affronter ma peur, au lieu de la fuir. Si c’était aussi simple que cela, il y a longtemps que j’irais mieux. Il essaie de m’aider comme il peut, et pour l’instant c’est lui qui m’a le plus aidée. Mais il me donne des conseils qui ne veulent rien dire. La peur n’a pas de corps, elle est une âme qui m’entoure et me paralyse. Il y a cette barrière implacable entre moi et les autres. Je suis prise dans la toile de l’effrayant :

« Et si je n’y arrivais pas ? »

Je devrais peut-être me taire. Peut être que cette réalité, personne ne devrait l’entendre. Mais il arrive un moment où on ne doit plus se taire. Même si ce qu’on a à dire est horrible. Je suis sûre que se confier permet aux gens d’avancer. Et peut être que de lire ça, ça pourrait aider quelqu’un, un jour. J’aimerais que mon souvenir ne soit plus un frein. Pendant longtemps, il m’a permis de relativiser. Aujourd’hui il ne fait que me détruire. Je veux m’en libérer. Je veux cesser de mentir. Trouver une solution. C’est tout. Revivre.

Une de mes meilleures amies m’a dit que j’écris beaucoup de choses tristes. C’est vrai. Peut-être est ce parce que j’ai connu beaucoup d’histoires tristes. Pas seulement moi, mais aussi mes proches. Sans doute ces pages sont-elles également tristes. Mais je n’écris que des choses vraies. Dans la réalité de tous les jours, je mens. Mes écrits eux ne mentent pas. Ils sont mon cœur et mon âme. Je ne sais pas où j’en serais si je ne savais pas écrire. Peut-être que coucher mes cauchemars sur le papier me permettra de les faire disparaître. Et j’espère que mes rêves sauront un jour combattre mon pire souvenir.

 

DE SAINT LEGER Sarah

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Illustration par Emilie Pinsan