J’ai lu, j’ai entendu les histoires des copines, ou d’autres que je ne connais pas. Toujours, ça me bouleverse. Toujours, ça fait remonter des images, des sensations que je croyais bien cachées au fond de moi. Et je me sens mal. Pas de mes souvenirs, mais d’oser comparer mon vécu à celui d’autres meufs. A leurs histoires bien plus terribles que la mienne. Elles m’ont l’air de tout braver. Elles ont tant vécu, mais sont si fortes. Qui je suis pour me comparer à de telles femmes ? Moi, la petite fille qui souffre beaucoup, mais à cause de si peu, je trouve, comparé à d’autres. Je me noie dans un verre d’eau pendant qu’elles apprennent à nager, seules, dans une mer déchaînée.

Alors je me sens coupable de m’être faite traiter comme de la merde. Je n’ai pas le droit de parler de mes souffrances. Parce que je suis complice, moi. Je n’ai pas dit stop, j’ai même tout fait pour garder la face, pour que ceux qui m’ont blessée ne le sachent pas et ne se sentent pas mal. Et je le fais encore. Qui je suis, de toute façon, pour oser vouloir compter autant que les autres ? Pour vouloir parfois me faire entendre, et même hurler ? Être juste moi en fait ?

Mais moi, je ne m’aime pas.

Il y a longtemps, mes copines de classe m’ont harcelée, humiliée : avoir des petits seins et des habits pas à la mode, ça ne se fait pas à 13 ans. Elles m’ont regardée de haut, de cet air méprisant qui me paralyse. Depuis, j’ai besoin de l’amour des autres, de leur intérêt et de leurs regards pour exister. Faites ce que vous voulez de moi, tant pis si je souffre, tant que vous ne me jetez pas ce regard !

Et je suis prête à tout pour ça.

Même à laisser les autres me faire ce que je ne souhaite pas. Je hurle à l’intérieur, mais mon corps, lui, ne bronche pas. Il laisse faire. Et tant pis si ça fait mal, tant qu’il m’aime, ou au moins s’intéresse à moi, ou au moins ne me méprise pas.

« Il », c’est A., LRU2, Nantes, le premier mec de la fac à s’intéresser clairement à moi. Même s’il me fait sentir que je ne suis pas aussi drôle ni aussi intelligente que lui, il veut qu’on aille au ciné, puis qu’on se voit chez lui. Il ne me laisse aucune possibilité de refuser, pas la moindre porte de sortie pour m’esquiver. En fait, même si j’en avais eue une, je n’aurais pas été capable de la prendre…

Alors je me retrouve chez lui, avec la certitude qu’on va juste s’embrasser. Et puis j’ai apporté mon pyjama, je n’aurais qu’à lui dire que je ne l’enlèverai pas ce soir. De toute façon, je n’intègre même pas le fait que j’aie un corps, alors m’en servir ?

Arrivés chez lui, il m’embrasse. Et il ne me lâchera pas jusqu’à ce qu’il m’ait enlevé mes vêtements, et pénétrée. Tout ce temps, je me dis que je vais décoller mes lèvres des siennes et dire stop. Je me dis que je vais prendre les commandes. Je n’y arrive pas. Mais dans deux minutes, c’est sûr je vais le faire. Je suis paralysée, comme dans un mauvais rêve. Comme quand gamine, le matin, j’avais peur de sortir le bras de sous la couette pour allumer ma lumière. Je restais là pendant des heures, immobile, rêvant à cet instant où j’arriverai enfin à bouger.

Alors je l’ai laissé faire ce qu’il voulait de moi, tentant de garder une façade neutre. Mais en fait il s’en foutait. Longtemps après, on m’a dit qu’il « obtient toujours ce qu’il veut ». Finalement, je me dis qu’une fille immobile entre ses bras ça l’arrangeait, il a pu faire ce qu’il voulait tranquillement, je ne l’ai pas dérangé.

Après, j’ai fait semblant de sourire pour garder l’illusion. Je n’ai pas eu à tenir longtemps, il nous a vite plantés devant un film. Et au moment d’aller dormir, je me faisais l’effet d’une petite fille lorsqu’il m’a dit « Allez jeune fille, on se brosse les dents puis au lit » de cet air goguenard qu’il me réservait.

Cette nuit-là, j’ai peu dormi. J’avais peur de bouger et de le gêner. J’avais peur d’exister quoi. Je me sentais mal, mais je me suis persuadée ce c’était ce que l’on ressent la « première fois ». Je n’avais pas décidé de faire du sexe avec lui ? Eh ben au moins maintenant c’était fait, j’avais « sauté le pas.» Et puis de toute façon, être encore vierge à 21 ans, tout le monde m’aurait trouvée bizarre et prude. Maintenant au moins, j’étais normale et je pouvais écouter les copines parler de sexe sans avoir peur que l’une d’elles se retourne et me demande « et toi ? ».

Parce que même dans les milieux militants et féministes, les femmes ne sont toujours pas libres de leur sexualité, elles doivent être libérées. Parce que pour être une « vraie féministe », tu n’as pas d’autre choix que d’avoir déjà fait du sexe, avec de multiples partenaires, d’être ouverte à toute proposition, et d’en parler à tout le monde. Ah, et de vouloir à tout prix mettre en place la non exclusivité si tu es en couple. Et comme mes copines qui en faisaient 10 fois trop pour ressembler à ça, moi aussi je voulais devenir une super féministe trop cool comme elles. Pour ça, je ne pouvais pas dire non.

Finalement, ma vraie « première fois », ce n’était pas avec A. C’est avec mon copain actuel. Parce que se faire pénétrer sans son consentement, c’est pas ce que j’appelle faire l’amour.

C’est un viol.

Maintenant, lorsque je fais des câlins avec mon copain, on participe tous les deux activement, on s’écoute, et il m’arrive même d’oser initier certaines choses. Mais, lorsqu’il me demande si j’ai des fantasmes, je bloque. Je ne suis toujours pas capable d’imaginer ce que j’aurais envie de faire d’agréable avec ce corps que je méprise. Petit à petit, j’apprends à me faire confiance, à réconcilier ma tête et mon corps, à ne plus me paralyser de peur de froisser les autres. Un jour, je réussirai à m’aimer, à me considérer aussi bien que je considère les autres, et je n’aurai plus peur du mal qu’on pourrait me faire. Parce que je serai là, moi, pour me protéger.

 

Angéline

 

Edit 11.1.14 : Ça me fait drôle, parce-que depuis que j’ai écrit ce texte (ça fait un an), j’ai commencé à me réconcilier avec moi-même. Et autant que je peux, j’essaie de tenir compte d’abord de moi avant les autres. J’ai aussi réalisé que d’écrire ce texte, ça m’a permis de dépasser certaines choses et d’avancer.

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Illustration par Lisa Guibaud