J’ai rencontré Tan lors d’un week-end sexologie dans un bar queer de Paris, la Mutinerie. Elle y animait des entretiens. Je me suis senti en confiance.
Très rapidement j’ai abordé l’agression sexuelle dont j’avais été victime adolescent dans le métro parisien. J’avais suivi des trois psychothérapies sans trop de succès au cours des dernières décennies. Tan préparait le lancement de Polyvalence. Avant d’être l’association que nous connaissons, le projet était d’éditer un fanzine de témoignages contre les violences sexistes. Elle m’a proposé d’écrire mon récit et d’être dans le premier numéro (il n’y avait pas d’autre témoignage d’homme).
Rentré chez moi, je jetais aussitôt quelques lignes sur le papier et les expédiais. Trois thérapies, des dizaines de séances à chaque fois et personne n’avait eu cette idée. Mon récit figurait à la parution. Je me souviens d’une soirée de présentation où des textes étaient lu. J’étais incapable de lire le mien. Une femme s’en chargea. Écouter ce récit, hors de moi, mais moi quand même me troubla au plus haut point. Cette impression d’être au centre de l’œil du cyclone et en même temps d’en être détaché, extérieur. Pour la première fois je voyais cela se dérouler sous mes yeux, comme hors de mon corps. Et je me suis pris de compassion pour ce Bertrand dont on racontait l’agression. De compassion. Oui, je n’avais jamais en quarante ans éprouvé la moindre compassion pour Bertrand, pour moi. Le dégoût, la colère, la culpabilité, le mépris dominaient jusqu’alors. Je me suis découvert victime certes mais surtout combattante.
C‘est ce qui m’a tout de suite plus dans Polyvalence, les récits se rejoignaient là-dessus, victime oui mais débout, pas de discours victimaires, mais de l’analyse, de la colère et de l’action. Durant quarante ans, je n’ai pas pu prendre le métro sans me sentir mal, allant jusqu’à tomber dans les pommes. Pas la peur d’être agressé de nouveau. Contrairement aux femmes victimes, je savais que la probabilité de revivre ça était très faible. Et dans le quotidien je ne subissais rien pour me rappeler que je n’étais pas dans mon espace, mon territoire, juste toléré : pas de regards, de réflexions salaces, méprisantes, d’insultes, de gestes, pas de mains aux fesses, de « frotteur », aucun harcèlement pour me renvoyer à mon statut de « proie ». Mais prendre le métro me faisait indéfiniment revivre ce moment que je voyais surtout et d’abord comme un moment de lâcheté, de renoncement.
Quelques jours après la parution et la lecture de mon texte, j’étais en retard et obligé de prendre le métro. J’arrivai sans encombre à mon rendez-vous et sans malaise, pas de séquelles du transport, pas de vertiges, de nausée. Le lendemain, sans raison, sans obligation, je décidais de faire quelques stations, pour voir. Et, ô (divine) surprise, rien, nada ! J’étais débarrassé de ce poids. Polyvalence m’avait offert la clef de sortie du tunnel.
Je suis depuis un bien modeste compagnon de route de l’aventure Polyvalence et dans la mesure de mes disponibilités, de temps et/ou de moyens j’essaie de contribuer au développement de cette association, de ses projets militants et de son travail d’édition.
Le récit, le témoignage comme une arme, comme méthode de reprise de son autonomie, de son pouvoir sur soi, condition pour lutter, plus fortEs encore contre la domination patriarcale.
Bertrand
Ce texte renvoie à celui-ci : http://assopolyvalence.org/sideration/

Dessin en noir et blanc, traits épais : deux personnes qui s’enlacent.
Illustration par Spissy