À mes parents,

Tout particulièrement à Papa, même si aussi, bien évidemment, à Maman.

Cette lettre, je l’ai déjà écrite, il y a huit mois environ, parce que cela fait bientôt un an que j’essaie de vous dire ce qu’elle contient à chaque fois que je viens vous voir mais que je peine à le faire. Même la dernière fois, après le coming-out de Luz, ça aurait pu être un moment idéal, une sorte de « saison des coming-out » mais finalement non, j’ai pensé qu’une chose à la fois, ce devait être plus simple. Alors, nous y voilà. Rien de bien effrayant ni de si compliqué pourtant, mais c’est l’une des seules choses vraiment importantes de ma vie que j’ai continué à vous cacher et vous êtes surement les seulEs à qui je le cache encore (vous et le reste de la famille, à quelques cousinEs et au frère exceptéEs).

J’hésite presque à continuer ce suspens introductif qui m’amuse un peu.

Ce que j’ai envie de vous raconter, et que je ne raconte finalement pas qu’à vous car cette lettre est destinée à un projet de témoignages sur le sujet, c’est que j’ai plusieurs relations amoureuses et/ou affectivement fortes et/ou avec une composante sexuelle plus ou moins importante. Moi, mais Luz aussi, bien sûr. Et cela fait des années maintenant que l’on a ce fonctionnement-là. On l’a instauré et clarifié à l’époque où elle était à Montpellier et moi à Saint-Denis, mais aussi loin que je me souvienne je n’ai jamais ni cru ni voulu d’un modèle exclusif dans mes relations. Alors, on parle de relation ouverte ou libre, de polyamour, de polyrelations, de polyamory pour les anglo-saxonNEs. Moi, je dis souvent que je suis polyamoureuse ou dans une situation polyrelationelle. Ce sont un peu des gros mots mais je les trouve plutôt clairs même sans de grandes bases en grec ni en latin.

Luz, parce que cela fait tellement d’années que nous sommes ensemble, parce que nous avons rencontré nos familles respectives, parce que nous avons traversé beaucoup de bouleversements en se construisant ensemble dans une vie d’adultes, parce que j’envisage sérieusement de vivre avec elle et parce que notre complicité et notre compréhension mutuelle sont d’une intensité inégalée, est ce que l’on appelle parfois ma « relation principale ». C’est aussi, finalement, la relation qui me sert de couverture, depuis des années, pour prétendre vivre cette vie normale et bien normée de couple exclusif.  Mais je pense qu’au fond, on ne leurre pas grand monde, seulement qui veut bien être leurréE, et que vous-même parfois, avez dû ou pu vous douter qu’il aurait presque été étonnant que ce type de relation-là, le « modèle classique », nous convienne. Démasquées, nous passons donc de couple hétéro exclusif à personnes queers en relation libre… La belle affaire ! Ça perturbera du monde, soit, mais nous perturbons toujours fort gaiement.

Et qu’est-ce que ça implique, concrètement ?

Que l’on a d’autres amoureuxses, que l’on a des relations sexuelles avec d’autres personnes, que c’est parfois très simple et que c’est parfois très, très, très compliqué, que cela nous oblige (pour le meilleur) à toujours mieux communiquer, avec tout le monde, à poser des limites claires – les nôtres -, à s’écouter, à avouer ses peurs, ses doutes, ses besoins, à tout définir, à partir du principe que rien n’est ni acquis ni évident et que tout ce qui n’est pas dit explicitement ne doit pas être supposé ou considéré comme allant de soi.

Ce que ça implique, concrètement, c’est de questionner ce que c’est que l’Amour, être amoureuxse, les rapports de possessivité, de jalousie, de dépendance, les raisons qui font que nous sommes dans une telle insécurité affective, nous, les humainEs qui vivent dans cette société complètement fucked up qui nous rend malades et douloureuxses et tristes.

C’est un travail relationnel intense, constant, émotionnellement épuisant, toujours enthousiasmant. Et puisque nous n’avons pas de modèles, c’est à nous de les créer, de matérialiser nos belles idées. Or, cet acte de création, malgré toutes les difficultés, il prodigue de la joie.

Et il ne s’agit pas pour autant de mépris envers ce que l’on appelle le « couple exclusif », même si je pense que c’est un modèle qui, dans les principes sur lesquels il repose aujourd’hui, doit être questionné plus avant, reconsidéré et, in fine, détruit. Quitte à reconstruire des cellules-couple, mais refondées. Je sais que ce modèle convient parfois, à quelques personnes, ou plutôt je le sais peu mais je veux bien le croire, faire ce crédit à qui le prétend. Je sais surtout que ce modèle implique bien souvent trop de non-dits, d’évidences qui n’en sont pas, de peurs inavouables, d’abus, de toxicité, de violence – et c’est là, d’ailleurs, que ton travail entre en compte, papa. « Conseiller conjugal et familial » c’est justement proposer une aide à la communication manquante, avec soi-même, avec le/la partenaire/conjointE, avec les enfants, avec les personnes qui vivent sous le même toit, etc.

C’est d’ailleurs exactement pour cette raison, parce que tu exerces ce travail, que j’estime très important de te parler de mon modèle relationnel à moi, qui est aussi, dans ses nuances, celui de bien d’autres personnes. Car c’est un modèle chantier, ce qui je pense est le cas de toutes les relations humaines, mais celui-là s’assume là où d’autres se voilent la face dans un bloc monolithique figé, ancré, qui se veut à l’épreuve des années. Les statistiques sur l’infidélité suffisent à démontrer une importante part de son inanité. Nous travaillons à un modèle expérimental : constructions à l’œuvre, structures apparentes, tentatives, échecs, retours en arrière, révision des positions, ouverture de possibles.

Expérimentations tous azimuts qui se pensent toujours dans le plus grand respect des autres et de soi : comment se faire le moins de mal possible, entre nous, comment s’aimer mieux, plus grand, plus fort, ce que c’est que ce partage-là, que ces joies-là, ce que c’est que la compersion, cette joie de savoir que l’autre éprouve de la joie sans soi, hors de soi, ce que c’est que de sentir une énergie d’amour si puissante qu’elle est exponentielle et se répand sur toutes les autres relations, car plus j’aime intensément une personne, plus intensément j’aime les autres personnes, et plus je veux la partager, cette joie d’amour, cette formidable puissance. Magie de ces sensations en vases communicants qui déclenchent parfois des tempêtes d’amour grisantes où je déborde d’affection et de tendresse pour tout le monde, je veux dire, pas seulement ces relations-là, mais toutes mes relations, mes amiEs, ma famille, mes collègues, les inconnuEs dans la rue, les animaux de tout poil, toute plume, toute écaille et les petits champignons mignons et surtout les arbres et les fleurs et le soleil et la lune et tout ce qu’on appelle le monde.

Bref, je m’envole lyrique mais, pour faire simple, j’ai des relations plurielles et éthiques, qui reposent sur l’honnêteté, la franchise, la transparence (ce qui ne veut pas dire que l’on dit tout à tout le monde tout en même temps, ce serait absurde !) et j’en suis très joyeuse ! Et c’était important pour moi de vous raconter ça, tellement que j’en rêve la nuit parfois. Et aussi parce que, quelques fois, il se pourrait que je veuille vous faire rencontrer certaines de ces autres personnes avec qui je partage cette intimité forte, qu’on l’appelle amour ou autrement ; après tout je partage aussi cela, une forte intimité, avec celleux que j’appelle mes amiEs – tout ça ce n’est peut-être donc qu’une question de degrés et de pratiques.

Ça vous fera peut-être bizarre, surement qu’on en discutera, parce que j’aime comme c’est possible avec vous, de discuter, et comme c’est possible avec toustes ces gens que j’aime, c’est sans doute beaucoup ça que j’aime, discuter. L’idée c’est surtout que j’aime des gens chouettes, que vous êtes de chouettes gens, et que j’aime que les gens chouettes que j’aime se rencontrent. C’est chouette.

Alors, maintenant, discutons !

L.

 

Addendum :  j’ai mis le point final à cette lettre dans un train, le 14 février 2018, jour de la Saint-Valentin. Et cela m’a amusée. Je l’ai lue, à haute voix, ce soir-là. Le lendemain, avec Luz, nous avons rompu, après sept ans de relation amoureuse. Le lendemain encore, quand elle est enfin partie, dans l’herbe, j’ai trouvé, presque côte à côte, la première primevère de l’année et une lame de rasoir émoussée. Ainsi vont les confessions, l’amour et le printemps !

 

Dessin numérique de forme ronde, en rouge sombre et blanc. A droite, un arbre, dessous, de grosses fleurs et une lame de rasoir.

Illustration par Zoé Véricel