En général elle ne veut pas se lever le matin pour aller à l’école. Elle préfèrerait rester blottie sous sa couette, à l’abri du monde, à l’abri des autres. Le collège est seulement un lieu froid, cruel, bruyant, exténuant. Dans son lit, il fait chaud, doux, calme.

Au collège, elle n’est rien. Elle est seulement une fille parmi tant d’autres, un bout de plastique, une peluche, une balle de tennis, elle ne sait pas vraiment quelle image les garçons ont dans la tête quand ils tripotent, quand ils caressent, quand ils jouent et se la lancent entre eux. Parfois c’est sûr elle se demande pourquoi ça tombe si souvent sur elle, pourquoi ses copines donnent des bonbons en rigolant à ceux qui viennent toucher ses fesses. Personne ne lui a demandé son avis. Elle n’a personne à qui en parler alors elle se tait. Elle arrête de penser. Elle devient une coquille vide.

Quand elle rentre à la maison le soir, il n’y a personne, et elle se demande s’il y a vraiment des gens à l’extérieur ou bien si elle est vraiment seule au monde. Elle a l’impression de disparaître, alors pour se consoler elle mange. Elle n’a pas faim mais elle mange. Comme elle a peur qu’on remarque qu’elle pique dans les placards, elle prend un biscuit dans chaque paquet, un morceau de chaque fromage, un bonbon de chaque sachet, un morceau du saucisson, un morceau de pain, un morceau de… bref, une dose de chaque chose. Parfois elle prend peur, une peur violente de ne pas avoir assez, de ne pas pouvoir combler le vide, alors elle achète de quoi se nourrir plus au supermarché avec son argent de poche, elle camoufle tout ça dans sa chambre, et elle mange, mange, mange. Au repas du soir, elle prend toujours deux assiettes sous prétexte qu’elle n’a pas eu de goûter. Et tous les jours ça recommence.

La boulimie quand ça s’installe, ça ne s’en va plus. Ça devient un réflexe. Ça devient une organisation quotidienne. On t’a vidée définitivement, tu essayeras de te remplir éternellement. Plus tu te dégouteras à manger autant, plus tu mangeras pour te consoler. Tu évites au maximum d’être seule, tu en viens à avoir honte de manger en public. Il y a aussi les jours où le vide prend tellement de place que tu en trembles, que tu fais tes courses fébrilement, sans réfléchir, que tu ouvres les paquets avant même d’arriver chez toi, rien ne peut te calmer tant que tu n’as pas la nausée. Le temps passe, tu combats mais les mécanismes restent gravés. Les gens ne comprennent pas que tu as une trouille pas possible à l’idée de ressentir ne serait-ce qu’un début de sensation de faim. Quand ta mère te dit « non, on mange dans une heure, arrête, c’est pas un drame d’avoir un peu faim », elle ne sait pas ce qui se trame à l’intérieur. Mais si, c’est un drame. Tu trépignes, tu vois rouge, tu sens le vide qui cogne à la porte, c’est encore pire que d’habitude. Quand la faim s’allie au vide, tu es sûre de perdre. Tu te demandes si tu ne vas pas finir par imploser, aspirée par ton manque de confiance qui est là, partout, partout sauf sous ta couette. Aspirée par le vide. Si tu ne te remplis pas, tu vas disparaître.

 

Bephana

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Illustration par Olga Ptôse