J’étais en train de jouer avec elle sur le balcon. Ca faisait 3 jours que je ne l’avais pas vue. On était heureuses de se retrouver.

Contre toute attente, elle a sauté. Je l’ai vue, j’ai hurlé. J’ai néanmoins entendu le bruit qu’elle a fait en atterissant 5 étages plus bas. Je l’ai vue étalée par terre, j’ai cru qu’elle était morte.

J’ai dévalé les étages, chopé ma coloc, on a couru, couru. Les keufs étaient déjà là, flash ball à la main, choqués. Elle était encore en vie, en état de choc. Ma coloc a tenté de la relever. Elle n’avait pas les pattes cassées, elle pouvait marcher. Les keufs ont cherché un véto.

4 heures d’attente pour que la SPA vienne la chercher. Ma coloc l’a ramenée dans mon appartement. Une voisine est venue, le ton est monté. Elle l’a descendue dans une autre chambre. On a cherché une solution. On avait pas un radis. Néanmoins, j’insistais pour payer, tant pis si j’en avais pour trois cent euros. J’allais bientôt trouver du travail. Trouver une voiture. Chercher où on pourrait l’emmener. S’occuper de deux fugueuses, gérer les adolescents les ayant rejointes, trop heureux d’avoir trouvé un endroit chez nous où squatter. Une amie m’appelle pour me dire que des discussions malveillantes sur son intimité ont lieu à des centaines de kilomètres de chez elle. Une copine, venue visiter le foyer, nous file le numéro d’un dispensaire, pas loin, nous prête vingt euros pour prendre un taxi. Trouver des taxis qui prennent les animaux. L’heure qui tourne. La chienne qui respire mal. Je soupçonne un encombrement des poumons par des fluides. Elle n’a pas de sang dans les yeux, les oreilles, je ne crois pas que le cerveau soit atteint. Avoir au téléphone le mec de ma coloc qui nous dit qu’il va nous massacrer.

Son mec, je m’en méfie comme la peste. Je sais qu’il l’a déjà tapée et elle ne veut pas me dire ce que son ex-femme lui a raconté. Il venait chez moi boire du whisky tous les soirs. Je n’en voulais pas, et encore moins de ses potes, qui boivent du whisky toute la journée. Faire entrer le loup dans la bergerie, c’est ça que je ressentais en les voyant chez moi. J’avais beau interdire leur venue à ma coloc, ils la tiennent par la tise.

Mais il nous avait prêté cette adorable chienne de 8 mois. Pour nous protéger, mais aussi pour avoir une bonne excuse pour investir mon très bel appartement de 120 m2. Au début, on se méfiait l’une de l’autre. À 8 mois, elle avait déjà été victime de violences de la part de son ancien propriétaire.  Puis je l’avais aimée, cette chienne, et elle me le rendait bien.

Je suis montée quelques étages au dessus prendre en charge les adolescent-e-s pour aider la fille qui les avait sur les bras et qui devait partir à un entretien. Je suis redescendue. Plus de chienne. Plus de coloc. Du monde m’a indiqué la direction par laquelle ils étaient partis.

J’ai couru, j’ai couru jusqu’au véto. J’avais un mauvais pressentiment. Cela faisait des heures qu’on se battait avec ma coloc pour aider notre chienne, pour trouver les ressources pour lui permettre d’accéder à des soins malgré que notre situation financière.

Arrivée au vétérinaire de la ville, j’ai retrouvé le mec de ma coloc, celle-ci, et un de leurs amis, en train de boire du whisky dans une bouteille de plastique. Dans un cabinet médical, en plein après midi.

Je culpabilisais depuis des heures qu’elle ait sauté de chez moi.  Je me disais que je m’étais mal occupée d’elle, que je n’avais pas été prudente. Ca faisait des jours que nous jouions sur le balcon. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris.

Je ne me sentais donc pas du tout légitime en rentrant dans le cabinet médical. D’autant plus que le comportement des deux hommes inquiétait autant qu’il mettait en colère la vétérinaire. Normal. Je sentais aussi que j’avais perdu la main en laissant le mec de ma coloc emmener la chienne.

La véto a fait passer une radio à la chienne puis nous l’a montrée. Elle n’avait pas grand-chose, la rate éclatée ou la vessie, ou rien d’autre qu’un vilain bleu. Un foutu miracle, j’étais soulagée, pas de dégâts neurologiques, ni pulmonaires. Bien sûr, l’opération était une nécessité pour éviter l’éclatement de la rate et l’hémorragie fatale. Ou pour suturer la vessie. Les hommes n’en avaient rien à foutre de la radio. Le propriétaire a pris la facture, me retirant un peu plus le contrôle de la situation.

On est sorti-e-s. Le mec de ma coloc portait la chienne. Son pote nous hurlait dessus, disait qu’on était irresponsables, qu’on ne savait pas s’occuper d’un animal, qu’à cause de nous, ils allaient devoir la tuer. Je ne les croyais qu’à moitié, elle n’avait rien, pourquoi la tuer ? Je n’avais personne à appeler dans les environs, je sentais que quoiqu’il se passe, ça allait se passer vite. Appeler la SPA ? Qui voulait mettre 4 heures à venir chercher notre chienne ?

On leur disait de ne pas faire ça, qu’on allait la garder, la chienne.

Le pote du propriétaire me demandait mes 20 euros pour acheter des clopes, je refusais, disait que c’était pour le taxi. Il arrête un de ses potes qui a une bagnole, un autre schlag de notre ville, qui exige de lui 15 euros pour nous emmener sur les quais, dans la direction de la clinique indiquée par la véto.

Sauf que ce n’est pas là qu’ils voulaient aller.

Ils voulaient aller la pendre et la noyer. Ils m’ont forcée à leur donner les 20 euros pour payer le trajet… et une corde. J’ai résisté quelques minutes. Puis ils nous ont larguées.

Je n’ai rien dit de plus.

Ils m’ont appelée une heure plus tard pour me dire que c’était fait.

Pourquoi est ce que je n’ai rien fait de plus ?

Depuis le matin, et j’avais eu des milliards de choses à gérer. Alors que je montais dans la voiture, ma voisine m’a appelée pour me dire qu’elle avait peur des ados. Je recevais des textos de mon amie, très mal elle aussi.

J’étais tétanisée.

J’avais du mal à agir. Ce n’était pas ma chienne. Ce n’était pas mon mec. Pas mon pote. Mais face à une situation de grande violence, oui, c’était mon affaire. J’aurais pu courir chercher les keufs du matin, retrouvés sur le chemin du véto, inquiets pour la chienne.

Je me sentais lourde, mon cerveau était vide, j’avais un sentiment d’irréalité, j’étais en pleine dissociation traumatique.

Le mec de ma coloc et surtout son connard de pote nous rappelaient sans cesse que ce n’était pas notre chienne, pointaient notre irresponsabilité, délégitimant par là la moindre de nos paroles. Alcooliques mais malins, ils jouaient sur notre sentiment de culpabilité pour nous empêcher d’agir. Et on rentrait dans leur jeu.

Ils jouaient aussi de la menace. Ils parlaient très clairement de nous péter la gueule. Mon logement est ouvert à tous les vents. Ils savent très bien où j’habite. Ils sont de notre ville et connaissent très bien tous les schlags de cette ville. Et ouais, j’ai eu peur. Et ma peur, c’est une chienne de 8 mois qui l’a payé de sa vie.

Pourquoi ont-ils fait ça ? Pas pour une question d’argent. Certes, ils avaient la flemme de prendre soin d’une chienne convalescente, mais on leur disait qu’on le ferait, nous. Ce n’est pas l’aspect principal. L’aspect principal, c’est qu’ils voulaient nous punir.

Nous punir de quoi ? Nous punir d’être des êtres faibles, incapables, irresponsables, bref, des femmes. Nous montrer à quoi mènent nos prétentions à nous occuper de qui que ce soit : à la mort d’un animal. Ma coloc parlait souvent à son mec de me trouver du travail, je suis électricienne, lui aussi. Je vois bien dans ses yeux qu’il doute de mes compétences. Là encore, il s’agissait d’une remise en cause de celles-ci.

Ma coloc s’est battue pour cette chienne, pour la nourrir. Tuer cette chienne, c’était la stopper dans un élan positif.

Me punir, moi, de l’avoir repoussé, de ne pas avoir accepté qu’il vienne tiser tous les soirs sa bouteille de sky dans mon appart, d’avoir repoussé vivement les avances de ses potes, de ne pas vouloir d’eux, une flasque de whisky à 14 heures chez moi à la main. Me punir de ne pas avoir été soumise.

Nous montrer ce qu’on risque nous aussi à ne pas être soumises. Nous faire la preuve qu’ils sont capables d’abattre un animal même pas agonisant. Pour eux, nos vies de faibles femmes stupides ne valent pas grand-chose de plus. Cette exécution, car c’était bien une exécution, c’était un avertissement.

Je suis très fière de ce qu’un collègue m’a dit un jour : « ton problème dans la vie, c’est que tu n’es pas soumise. Et tant que tu ne seras pas soumise, tu auras des problèmes. Alors moi je vais t’aider, je vais devenir ton chef et t’apprendre à être soumise ». Je suis très fière, mais je me rappelle que lorsqu’il m’a dit ça, je n’ai rien su lui répondre. Je ne suis pas tant une rebelle que ça. Comme toutes les femmes, je suis éduquée à la soumission, l’obéissance, et à la peur. On s’est battues toute la journée.

Nous avons accepté de nous laisser punir. Au prix de la vie de notre adorable chienne.

Nous n’avons eu le temps de pleurer que tard dans la nuit, occupées par nos fugueuses. Je n’ai pas arrêté depuis. On me dit que ce n’est pas ma faute. Que ce n’est qu’une chienne. Qu’on devrait en reprendre une. Qu’il faut tourner la page.

J’étais responsable de cet animal. J’ai été incapable d’agir. Incapable de la sauver. Incapable de prendre le risque de deux tartes dans la gueule et de me faire voler le peu d’affaires que j’ai. Incapable de me rebeller face à une situation d’oppression qui a couté la vie à un animal. Je me sens complice de ce qu’il s’est passé.

En tout cas, je ne l’oublierais jamais et je m’en voudrais toute ma vie.

klon

Illustration par Leila.

Illustration par Leila.