Pourquoi sortir du placard ?

Ça complique la vie ; je ne sais pas comment mes amis, ma famille, mes collègues me regarderont. Me verront-ils comme un pervers, autre, étrange, contre nature ? Pourquoi sortir du placard alors que le statu quo est si confortable ? Pourquoi prendre le risque que mes amis du même sexe s’imaginent que j’ai des arrière-pensées lorsque je leur manifeste de l’intérêt ou de l’affection ? Pourquoi prendre le risque de choquer les uns et les autres ?

Pourquoi sortir du placard ? Je n’en ai pas besoin. Je « fais hétéro », nul ne semble se demander si ma vie sexuelle sort des schémas socialement acceptés. Quand je dis que je ne suis pas en couple, la plupart interprètent cela comme un attachement à cette liberté propre aux jeunes célibataires qui aiment à séduire et qui préfèrent les aventures d’un soir, mais nul ne remet en cause mon hétérosexualité supposée. Alors, pourquoi ne pas simplement continuer ainsi, en rencontrant discrètement par les réseaux sociaux « spécialisés » les partenaires qui me permettront de satisfaire ma libido, tout en conservant le bénéfice social d’une sexualité vue comme normale et naturelle – des mots qui ne veulent rien dire, mais qui sont si importants pour certains…

Pendant des années, cela m’a suffi. Enfin, suffi, non, pas vraiment. En réalité, je m’en suis contenté, parce que je trouvais cela plus facile, plus pratique, moins risqué, moins effrayant. Certes, je me demandais bien ce qui se passerait le jour où je serais dans une relation stable et que je ressentirais le besoin de l’officialiser ; mais cela me paraissait une perspective si lointaine, si vague (tant de personnes ne considèrent de toutes façons pas un couple homo comme un « vrai couple »…) que je préférais ne pas m’en préoccuper. Et puis, finalement, peut-être trouverai-je un jour un partenaire de l’autre sexe qui m’attitrerait suffisamment pour être en couple hétéro ? Oui, dans ces circonstances, pourquoi sortir du placard ?

Et j’en ai eu assez. Vraiment. Complètement. Le ras-le-bol s’est construit progressivement, mois après mois, année après année, toutes les fois où j’ai dû faire semblant de m’intéresser aux commentaires libidineux de mes collègues ou amis hétéros sur quelqu’un qui passe. Toutes les fois où, lors d’un mariage, on m’a demandé quand mon tour viendrait. Toutes les fois où on a voulu me présenter quelqu’un. Toutes les fois où on m’a demandé quel était « mon style ». Toute les fois où je me suis dit que dissimuler à mes amis un point si essentiel de mon identité était insultant pour eux et montrait que je ne leur faisais pas vraiment confiance. Toutes les fois où j’ai dû réfréner une remarque, tuer ma spontanéité, faire explicitement ou implicitement semblant d’être quelqu’un d’autre. Pourquoi sortir du placard ? Parce que j’avais besoin de respirer autrement qu’à travers l’embrasure de la porte, tout simplement.

Je n’en ai pas parlé à tout le monde, en tout cas pas d’un coup. Certains n’ont tout simplement pas besoin de savoir ; pour d’autres, je repousse encore l’échéance. Mais beaucoup de mes amis hétéros sont maintenant au courant, soit parce que je leur en ai parlé clairement, soit parce que je le leur ai fait comprendre de manière plus détournée. Et il ne s’est rien passé : pas de remarque déplacée, pas de rejet, pas de mise à l’écart. Quelques un de mes collègues, ceux avec lesquels je m’entends le mieux, savent aussi, et je suis heureux de ne plus avoir à dissimuler avec eux.

J’ai commencé à fréquenter des associations LGBT, et j’y ai découvert des gens géniaux et des cons, des forts et des fragiles, des égoïstes et des généreux, des calmes et des battants, des homos, des transgenres visibles ou non, des bis… Certaines associations me plaisent, d’autres non, mais toutes m’ont aidé à comprendre, en échangeant avec les uns et les autres, qu’on pouvait être homo assumé et mener une vie normale, avoir une carrière, vivre en couple stable ou non, exactement comme les hétéros. Oui, les discriminations existent, la violence sociale comme physique est une réalité ; mais ce sont les mêmes discriminations, les mêmes violences que peuvent vivre tout ceux qui sont vus comme différents à cause de leurs origines, de leurs convictions ou de leur religion. La réponse à ces violences, à ces discriminations passent par l’ouverture et la discussion, parfois par la prudence (il est compliqué de discuter avec  un groupe d’excités violents et avinés, c’est un fait). Mais entre prudence et dissimulation, il y a une marge. Être homo, c’est aujourd’hui encore difficile ; mais le faux confort du placard, c’est difficile aussi, et parfois le besoin de grand air donne la force d’en sortir, au moins un peu, au moins avec certains ; et tout instant passé hors de ce maudit placard est un bonheur – en attendant le jour où le placard ne servira plus à rien, et où, bientôt peut-être, être homo sera une particularité et plus un stigmate.

Déplacardisé

Dessin au feutre noir sur fond blanc : à droite, une porte ouverte donnant sur un fond noir, en sortent des automates hybrides volants, avec des corps humains et des têtes d’oiseaux. A gauche, un corps de femme sans jambes, qui flotte, et dont la tête est une rose d’où sortent un liquide noire, de gros pétales en forme de cœur et le buste d’une jeune femme aux yeux clos. Le cœur du premier corps est visible et aux couleurs de l’arc en ciel, celles-ci dérivent et s’étendent sur le corps d’une autre jeune fille, sans bras, plus à droite.

Illustration par Aude Soret