Il est des histoires difficiles à raconter, parce qu’au fond de soi, on sait qu’il y a toujours de la colère, de la rage. On va essayer quand même…

Je l’ai rencontré à 17 ans, juste avant de partir à l’autre bout de la région pour mes études. Appelons-le N. Quand j’analyse aujourd’hui, je me dis que c’était pour moi un moyen de garder une forte attache dans ma ville. Du coup, je rentrais deux fois par semaine, financièrement c’était n’importe quoi, mais qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour sa première vraie histoire d’amour…

Au bout de deux mois, viré de chez son pote chez qui il squattait après avoir été viré de son foyer de jeunes travailleurs pour vol (oui, ça partait mal), N. débarque chez moi. Par « chez moi », entendez une chambre de 9m² dans une résidence universitaire, toilettes, douches et cuisine sur le palier et communes à une quinzaine de personnes. Le décor est planté.

N. fait comme s’il était chez lui, ne remarque même pas qu’il est envahissant, qu’il m’empêche de vivre correctement ma vie d’étudiante. À chaque fois que j’ose une remarque, il arrive à retourner la situation et à me faire sentir mal. « Oui, j’ai été un peu dure avec lui peut-être » Il travaille. Enfin… Il fait de l’intérim dans un travail non qualifié, manœuvre en général. Soit le SMIC pour un mois complet, ce qui n’est jamais arrivé. Au mieux, il gagne 900 euros par mois, plus souvent 600-700. Et moi 400 plus ou moins, en comptant la bourse étudiante et quelques sous de mes parents. Il me le fait remarquer chaque fois qu’il le peut. C’est lui qui ramène des sous, lui qui travaille. Moi je ne suis rien qu’une étudiante oisive. À l’époque, ça me foutait les boules qu’il me rabaisse comme ça, je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je pense que c’est surtout lui qui se sentait inférieur et qui ne le supportait pas.

La relation a évolué dans ce climat pas génial. N’ayant pas de famille ni de boulot stable, il n’avait aucune possibilité d’avoir un logement seul. Je savais déjà que je n’avais pas envie de faire ma vie avec lui quand j’ai convaincu mon père de se porter caution pour cet appart’ pris à deux. Je ne pouvais pas le quitter. Je crois que je percevais ce qui risquait d’arriver. Cette violence psychologique, parfois proche de la violence physique, comme quand il a jeté son vélo dans ma direction quand je lui ai dit qu’il abusait un peu à manger dix petits pains au lait par petit-déjeuner, je sentais que ça pouvait être bien pire.

Et ça l’a été. J’ai rencontré quelqu’un. Quelqu’un qui valait le coup de quitter N. Toute seule, je n’aurais pas eu le courage, pas encore. Il m’a suppliée de lui donner une seconde chance (comme si ce n’était déjà pas ce que je faisais à chaque fois qu’il me rabaissait…), il a menacé de se suicider, et puis comme ça ne marchait pas, il en est venu à la violence. Ça y est. Il a fallu que je le quitte pour qu’il lève finalement la main sur moi. Ce que je craignais était arrivé.

Les mois suivants ont été une horreur. Ce logement commun, que faire ? Aucun de nous deux ne pouvait déménager dans l’immédiat. Je ne voulais déranger personne, mais j’aurais dû me faire héberger. Une nuit, je me suis réveillée pénétrée, lui sur moi. Mon réveil soudain l’a fait éjaculer. Il m’a séquestrée. Il m’a empêché de rentrer chez moi. Il a crevé les pneus de mon vélo. Il m’a suivie plusieurs fois. Il m’a harcelée au téléphone. Il a menacé mon chat de mort. Difficile de croire qu’il voulait juste une seconde chance…

J’ai porté plainte. Les policiers m’ont dit que je n’avais qu’à partir, j’avais cherché les emmerdes finalement en restant dans cet appart’, en gardant le contact avec lui, en essayant de le ménager. Avec la plainte sur le dos, il s’est calmé, alors quand on a rencontré le médiateur, j’ai cru que c’était apaisé, j’ai dit que ça allait mieux. Affaire classée. Ça a recommencé, évidemment. Je me suis installée chez mon nouveau mec, sale début d’histoire d’amour, mais c’était moins pesant. Quand ma bourse est revenue (saleté de bourse étudiante versée en janvier alors qu’on doit survivre depuis septembre), j’ai pu prendre un appartement, mettre mon chat à l’abri. N. s’est calmé, il avait rencontré quelqu’un. Et puis du jour au lendemain, j’ai dû venir chercher les affaires qui restaient dans cet appartement, des affaires que pour certaines il m’avait demandé de garder un peu, pour se faire à la séparation. « Demain, sinon ça part à la benne ». Sa copine était enceinte, s’installait chez lui et d’un coup j’étais devenue une merde encombrante. J’ai essayé d’obtenir des excuses, qu’il se rende compte qu’il m’avait violée, je n’ai eu droit qu’à « Oh ça va, t’arrive toujours à baiser avec ton mec ».

À 18 ans, j’étais entrée dans cette fameuse statistique des femmes battues et violées.

 

Lune

 

premier-amour

Illustration par Blue.