Un jour, perdue malgré moi au rayon DVD d’une grande enseigne, je suis tombée en arrêt devant un DVD précis : Syngué Sabour – Pierre de patience d’Atiq Rahimi. Les couleurs et le regard de la jeune femme de la photo de couverture m’ont littéralement happée. Alors j’ai cédé et j’ai acheté le film.

Quelques jours plus tard, le soir, seule chez moi avec ma mamie chat après une journée de bureau lambda, j’ai donc décidé de rentabiliser mon achat en m’empiffrant de chips.

Le film a commencé et j’ai très rapidement oublié mes chips. Et ma mamie chat.

Le film se déroule dans une ville afghane, en ruines, quelque part sur une ligne de front, en pleine guerre civile et raconte le quotidien de la jeune épouse d’un vieux combattant blessé, dans le coma. Il est donc couché dans ce qu’il reste de leur salon et elle s’occupe de lui. Le lave, change sa perfusion et le cache entre deux visites du mollah ou attaques d’hommes armés.

Au début du film, elle passe son temps à lui demander l’autorisation de faire ci ou ça, de s’excuser de le déshabiller pour le laver alors que, dans le coma, il ne peut pas réagir. On ne sait même pas s’il l’entend. Petit à petit, elle se met à lui parler, lui raconter sa vie, à lui qui ne l’a jamais écoutée et qui maintenant ne peut pas faire autrement que l’écouter, lui qui lui est entièrement soumis. Et plus elle raconte, plus elle se libère, et plus elle revendique son humanité, sa féminité, son identité et finalement son indépendance. Sa prise de conscience, dans un premier temps, de sa situation et de ses envies et, dans un second temps, son combat intérieur pour sa liberté sont… stupéfiants.

Et moi, je regardais ça, la larme à l’œil, en me disant que cette femme, dont le prénom ne me revient pas, a quand même eu une vie pour le moins… difficile, si ce n’est déprimante. Considérée comme du bétail par un père violent, mariée sans vrai consentement à un combattant absent, livrée à une belle-mère méchante, dans une société globalement peu portée sur l’égalité hommes-femmes… Je trouvais sa lutte interne et ses prises de conscience successives fabuleuses. Oui, libère-toi ! Et bien sûr, ses malheurs continuent pendant le film. Elle est violée, elle assiste au massacre de la famille de la voisine (qui devient folle), elle passe son temps à quémander de la nourriture et de l’eau pour survivre. C’est un film… violent.

Elle finit tout de même par se lier d’amitié (si ce n’est d’amour) avec un jeune combattant ayant fait irruption chez elle lors d’une attaque. Il est jeune, gravement bègue et absolument soumis à son supérieur hiérarchique, qui, on l’apprend aussi dans le film, non seulement le traite comme un chien pendant la journée mais en plus le torture et le viole, la nuit. La scène où le jeune homme avoue sa condition à la femme est foudroyante de douceur et de tendresse. Il n’arrive pas à s’exprimer, bloque sur chaque syllabe, n’arrive pas à la regarder en face et elle, patiente, gentille, attendrie, elle attend, elle réconforte, elle encourage. Quand il arrive enfin à parler, elle ne s’en remet pas, elle est choquée, elle pleure et hurle d’indignation.

Et moi avec.

Tordue en deux avec un mouchoir qui s’effrite entre les doigts, j’ai pleuré la vie misérable de ce jeune homme abusé, violé, battu, dont l’humanité est réduite à néant par un connard sans scrupules et sans états d’âme.

Le film se termine sur une touche presque positive, mais moi je continuais de ruminer.

Et tout à coup… c’était le choc.

Un ÉNORME choc.

Je réalisais tout à coup… que… sur 2 heures de film qui racontent la vie misérable d’une jeune femme abusée, violée, battue, dont l’humanité est réduite à néant par toute une série de connards sans scrupules et sans états d’âmes, mes émotions se sont enflammées pour les 10 minutes où le film s’attarde sur la vie misérable de ce jeune homme abusé, violé, battu, dont l’humanité est réduite à néant par un seul connard sans scrupules et sans états d’âme.

J’ai bêtement battu des cils en prenant conscience de ce déséquilibre.

Et puis j’ai réfléchi.

Pourquoi ?

Comment ?

Pourquoi le sort de ce jeune homme, certes assez peu enviable, m’avait-il autant touchée alors que le sort de cette jeune femme, tout aussi peu enviable, m’avait-il attristée mais sans toutefois me projeter dans des abîmes de tristesse sans fond ? La faute au film ? Y a-t-il un parti pris qui rend le jeune homme plus sympathique que la jeune femme ?

Mmmh… vu que la première scène où apparaît ledit jeune homme est une scène de tentative de viol (sur la jeune femme), je dirais que non.

Mais alors quoi ?

Est-ce que peut-être… une habitude ? Genre… on en verrait trop des femmes avec des histoires sordides à raconter ? Des femmes qui souffrent ? Genre… c’est banal ? Et du coup… on s’est habitué-e-s et… on s’en fout ?

Je suis allée vers mon placard à DVD et, regardant les petites boîtes s’aligner les unes contre les autres, j’ai commencé à toucher le problème du bout des doigts. J’ai, dans ma collection, beaucoup de films dits « indépendants » qui racontent la vie de femmes aux quatre coins du monde. Le point commun de toutes ces femmes ? Ce sont des battantes. Des gagnantes même, parfois. Elles parviennent, seules contre tout, à se libérer de leurs oppressions et oppresseurs et arrivent, après maintes souffrances, à accomplir de grandes choses ou même parfois, juste à accomplir de petites choses.

La quantité de souffrance féminine condensée dans ces petites boîtes m’a soudainement frappée comme une masse en pleine gueule. Un bac d’eau glacée en pleine poire. S’est brusquement ajouté à ça tout ce qu’on entend aux informations, tout ce qui se lit dans les journaux, dans les livres, tout ce que j’avais pu lire sur différents forums féministes où des femmes racontent les abus qu’elles ont subis de telle ou telle institution, telle ou telle personne… corrélés aux chiffres alarmants sur le viol et les femmes battues et le silence qui entoure tout ça et les histoires de certaines amies, les histoires entendues ici et là, et ci, et ça, et, et, et… Tout a commencé à tourner terriblement vite dans ma tête en pleine ébullition.

Et là m’est venu le déclic.

J’ai compris, horrifiée, que la vie misérable de cette jeune femme ne m’avait pas touchée plus que ça parce que quelque part, tout au fond de moi, j’avais bien intégré l’information que « quand une femme souffre, c’est normal ».

Ainsi donc mes instincts se révoltaient violemment contre la maltraitance d’un jeune homme bègue mais ne prodiguaient rien d’autre qu’une maigre compassion lassée pour une jeune femme, mère quasi veuve de deux gamines en plein front afghan, soumise à la tyrannie des hommes, même des pauvres jeunes hommes bègues maltraités par des hommes plus forts qu’eux. Cette jeune femme qui, fidèle au schéma habituel, se libère de ses oppressions et libère le jeune homme des siennes après avoir bu la souffrance de sa condition de femme jusqu’à plus soif.

J’ai donc réalisé que… quelque part, tout au fond de moi, j’avais bel et bien intégré la violence déployée contre les femmes comme un standard. T’es une femme, tu souffres, c’est normal. Y’a rien d’héroïque là-dedans. C’est normal. Tu deviens héroïque et digne d’intérêt quand tu mets fin à cette souffrance. Quand tu la dénonces, quand tu luttes contre, quand tu te rebelles. Là, on t’admire. On te félicite. T’es une battante, une combattante, une gagnante, une héroïne, un modèle. Une icône. On te récompense. On te reconnaît. Tu sors de la masse. Tu n’es plus une de ces créatures sans identité dont le monde se fout, tu es une Femme. Une vraie.

Mais dans toute l’admiration qu’on te porte pour tes luttes… il n’y a pas une once de compassion pour tes souffrances. Qui sont normales, inhérentes à ta condition. Tu as su t’en extirper, c’est bien. On est fiers de toi. Sois fière de toi.

Mais… me suis-je demandée… perplexe… si une femme qui souffre, c’est normal… alors… une femme qui ne souffre pas devient… l’exception ?

Vraiment ? Non… Faut pas exagérer, non plus…

Mais non, me suis-je rassurée. C’est juste l’image véhiculée par les médias sur les femmes non-occidentales… Ici, en Occident, ce n’est pas comme ça. Les femmes « normales » ne sont pas celles qui souffrent en silence tout de même… Réfléchis, trouve un exemple. Déjà toi… toi, regarde, tu ne souffres pas !

Bon, sauf quand tu as tes règles et que tu fais quand même tout pour garder le sourire pour ne pas gêner tes collègues de bureau avec tes histoires de nanas… Bon okay… mais après, faut pas exagérer, t’as le droit de vote, tu travailles, t’es indépendante… Oui bon, tu gagnes (vraiment) 30 % de moins que tes collègues masculins (et tes chefs n’en ont rien à foutre, t’as qu’à aller chercher ailleurs)… En même temps, il paraît que t’avais qu’à mieux négocier ton salaire à l’entrée… mais sinon… Ah oui, bon, quand tu te fais siffler quasi systématiquement quand tu sors dans la rue le soir et que tu ne dis rien à personne parce que tu ne sais même pas à qui en parler (et que du coup tu as les chocottes à chaque fois qu’il faut rentrer chez toi, seule, le soir)… mais sinon, faut pas exagérer, t’as pas été mariée de force, t’as pas été battue, pas été violée… Ah si, oui, c’est vrai, pardon, y’avait cette fois-là un peu cheloue où t’étais pas vraiment consentante mais après tout tu l’avais un peu cherché à dormir dans son lit après une soirée un peu arrosée… Oui bon, t’avais dit NON et il savait que tu préfères les filles mais bon… il a bien fallu qu’il tente de te convaincre que t’avais juste pas trouvé le bon et que… et puis t’as dit non une fois, la deuxième tu voulais pas faire ta reloue. T’étais dans son lit, quoi… oui juste pour dormir, mais après tout si t’es trop naïve pour ne pas comprendre les codes, tant pis, t’as qu’à assumer maintenant.

Mince me suis-je dit… la faute à qui si je n’étais pas consentante ???

Bon… et puis y’a ce que tu lis, ce que tu entends qui te revient soudain en tête. Quand tu te renseignes sur la coupe menstruelle et que trois de tes copines te disent que si, si, les tampons ça leur fait mal mais que bon, tu veux faire quoi ? Mmmh, oui c’est vrai après tout… les tampons, à toi aussi ils font mal des fois mais c’est vrai… pourquoi s’en plaindre ? À quoi ça servirait ? Et les chaussures à talon ? On en parle ? Tes pieds te haïssent chaque jour un peu plus mais qu’importe, cloque ou pas, chaussures à talon, il faut. Ah oui, tiens et la fameuse expression « il faut souffrir pour être belle ». Qu’elle fait froid dans le dos tout à coup…

Mince, me suis-je dit… j’avais même pas compris.

Et puis aujourd’hui j’ai lu l’interview d’Isabell Welpe (prof d’économie à la fac de Munich) sur un blog du journal Frankfurter Algemeine.

La journaliste demande pourquoi c’est souvent quand une entreprise est en crise qu’on fait appel à une femme pour en prendre les rênes. Et là, Isabell Welpe répond très simplement qu’en période de crise, « on » se rend souvent compte qu’on a besoin de compétences qualifiées de « féminines » comme le fait d’être capable de supporter beaucoup de colère et de problèmes, d’accepter le fait que les affaires fonctionnent mal, d’être capable d’endosser les responsabilités et la culpabilité liées à ces mauvais fonctionnements, prendre ses responsabilités face à des développements négatifs et être capable de gérer les émotions négatives de beaucoup de personnes.

Et j’ai pensé à cette jeune femme, dans le film d’Atiq Rahimi… cette jeune femme à qui personne n’a jamais montré de respect, qui arrive bon gré mal gré à gérer ses filles et son quotidien dans cette situation franchement glauque, qui lutte sans merci pour sa survie et sa santé et qui, en ces gros temps de crise, soigne du mieux qu’elle peut un mari qui ne l’a jamais considérée, ménage les colères du mollah en prenant la faute des attaques armées dont elle est victime sur elle et finit par consoler, aider et s’énamourer d’un de ses violeurs, sans que je ne m’en émeuve. Normal, quoi.

Mince, me suis-je dit… eux, ils ont bien compris, par contre.

 

L

24 juin 2015

Illustration par Colombe Barsacq

Illustration par Colombe Barsacq