Il faisait chaud derrière ces vitres. Le désavantage de la double exposition c’est qu’en pleine journée, la chaleur est intolérable. Je reniflais, comme un animal en cage l’air qui passait péniblement entre les trois centimètres d’espace laissés par le loquet qui tenait les deux pans de la fenêtre. On a beau se dire que l’on a choisi, qu’on a crée chaque verrou de cette chambre, on a beau accepter les règles et les enjeux : on crève doucement. Une partie de moi mourrait. La mauvaise. La flippée, la chaotique, la bordélique, la boulimique, celle qui névrose ses repas, maudit la nourriture, celle qui confonds les verbes manger et aimer, celle qui se dit que la nourriture, c’est doux comme un nounours, comme la main d’une maman qu’on retrouve après s’être perdue au supermarché, comme un papa qui avec ses yeux dit : « je suis derrière, avance sans crainte », bons comme les images de la maîtresse, doux comme un premier baiser.

La boulimie c’est comme un amant qui ne quittera jamais sa femme, c’est un amour qui vous consume, c’est le ver dans la pomme.

J’avais déjà épuisé mes 12 m² de chambre, épuisé les 18 chaînes de TV, épuisé ma positivité. Trois jours d’enfermement, à ne descendre que pour récupérer ses plateaux que l’on doit manger devant une infirmière qui, de ses bras croisés, essaye misérablement de trouver un sujet de conversation pour nous distraire de nos assiettes. Le troisième jour, on a envie de tout casser. Le dehors manque, la brise de la fenêtre commence à donner le vertige. Vertige.
Et le quatrième jour, on pense que rien n’est grave, que rien ne peut nous atteindre. Rien ne pouvait m’atteindre. Je suis le Goldorak des temps modernes, le Dalaï Lama de cette maison. Il n’y a rien sauf vous qui me fasse pleurer… Juste vous, quand je vois ces voitures au loin traverser ma vie vide de tout… ces gens qui partent et reviennent chez eux.

Je repensais à la lettre de mon père. Tu ne fais pas ça pour nous mais pour toi. Tu ne fais pas ça pour nous, mais pour toi. Pas pour nous. Pour toi. Pour qui voulais-je être heureuse ? Pour eux. Il me fallait un objectif. Il fallait que quelqu’un me dise : « c’est bien ma chérie », pour moi je m’en foutais un peu, je crois. Moi, c’était pas grave. J’avais séparé ma tête et mon corps. Ma tête, c’était moi. Mon corps, un ustensile de séduction, de valorisation, de motricité.

Quadriller une chambre sans mur puisque si petits. Marcher irrémédiablement dans les recoins que l’on connaît déjà. Renifler à la fenêtre l’air qui s’engouffre au travers de l’espace crée par le loquet encore et encore. Devenir sénile pendant une seconde puis se laisser rattraper par sa raison. Rester par un contrat plus personnel que médical. Parce que la prison ne sera jamais pire que celle que l’on a installée en soi. Pleurer à l’intérieur de l’absence. Celle qui poussait au reclus dans le frigidaire. Celle qui poussait vers les lueurs de la salle de bain, toujours si mal éclairée. Celle qui poussait à vérifier si les fenêtres étaient bien fermées et à monter le son de la radio pour qu’aucun cri de douleur ne perse l’extérieur. Revenir vers le miroir, essoufflée. Revenir vers le canapé, tremblante. Seule. Mais apaisée quelque part. Penser à ce monde qui tourne sans vous. Voir les voitures qui partent inlassablement vers de meilleures heures, devant la fenêtre. Comme les vieux. Scruter le moindre geste des autres par sa meurtrière. Vivre par procuration une sortie en vélo. Imaginer. Partir loin avec eux. Le nez collé à la vitre, pédaler. Pédaler vite et loin. Sentir l’air. La liberté. Se sentir libre dans sa prison.

Une cigarette encore et je tuerai mes heures. Encore quelques bouffées et il sera 14h53, puis 15h22, puis 16h30… Puis viendra l’heure du café. 17h03. Un deuxième café. Une autre bouffée. Passer sa journée à parler de Nescafé à Philip Morris. Puis le soir. Le cachet qui fond dans la bouche vers 23h15. Une journée encore à rayer du calendrier.

Plus que cinq semaines. Le « plus que » ressemble plus à un « encore », mais l’optimisme pousse à voir plus loin.
Dans ces moments, on se dit que c’est étrange cette maladie. Savoir que pour tous les autres manger est une évidence. Alors que pour d’autres c’est un problème.

La faute à la vie, à la mode, au passé, à un moment qui fit que le croche patte fut fatal et que l’on dérive derrière les autres sans jamais pouvoir les rattraper. Alors on boite, on souri, et on dit aux autres de ne pas nous attendre, qu’on va les rejoindre vite. On souri. On souri. Ce sourire qui des fois ressemble plus à une crispation faciale mais que l’on tient « no matter what ». (…) »

Aurelia D.

Dessin numérique avec trame visible : sur fond vert, les trois murs d’une pièce dans laquelle ont voit une jeune femme représentée six fois dans des positions différentes.Prostrée sur une chaise, assise sur le lit à allumer l’écran de télé en face d’elle au mur, agenouillée devant sa table de chevet, lisant au sol, les pieds sur le mur, assise dans un coin au sol à se faire une coiffure,assise à la fenêtre entrain de fumer entre les barreaux.

Illustration par Apolline