Les jours qui ont suivi :
Lundi 2 mai vers 17 heures, je passais la porte du lycée menacé d’évacuation le cœur serré d’y voir « transféré » les laissés pour compte de Stalingrad.
Nous savions que l’évacuation allait arriver et que cela n’était qu’une question d’heures, de jours, qu’elle serait musclée mais qu’elle était la seule option, qu’il fallait la prendre comme une mise à l’abri fragile mais comme une mise à l’abri.
Et puis, on se rassure en se disant qu’au moins, ils auront de l’eau courante, un toit au-dessus de la tête et de la nourriture, mais on craint le pire sans trop savoir. Nous avions conscience que l’expulsion pouvait arriver à tout moment et nous avions bien relaté ces informations aux laissés pour compte rue d’Aubervilliers avant qu’ils ne décident d’investir le lycée. Mais nous ne soupçonnions pas que l’État irait jusqu’à une obligation à quitter le territoire pour les punir d’investir ce lieu.
Mardi 3 mai :
17H : La rumeur d’évacuation le lendemain matin se répand.
23H : Elle est confirmée par un appel massif de soutiens dès 5H aux abords du lycée.
Je pense à eux, j’ai peur pour eux.
Je repense aux nombreux « I hope it will be ok for you » que j’ai dit timidement en partant la veille.
J’ai le sentiment d’avoir participé à une supercherie, je suis mal, très mal. Je ne veux pas qu’ils soient confrontés une nouvelle fois à toute forme de violence et on sait que les forces de l’ordre ne feront pas l’évacuation pacifiquement…
J’envoie des messages à d’autres soutiens « ll faut les faire sortir maintenant, il faut les faire sortir avant ! On peut trouver des couvertures, il faut les faire sortir ! »
La crainte se mélange à l’obsession de protection. Comme si je devais les épargner, me déculpabiliser aussi …
On m’explique qu’il n’y aura peut-être des hébergements à la clé et qu’on n’est pas certain qu’il s’agisse d’une évacuation « sèche ». Un super soutien se démène plus que les autres soirs encore pour mettre les mineurs à l’abri, ailleurs, les épargner en priorité. On cherche un max d’hébergeurs.
On se passe des coups de fils, on se questionne, on s’affole et on se raisonne.
Qui peut aller devant le lycée à 5H, qui ne peut pas, comment mobiliser un maximum de soutiens…
Mercredi 4 Mai :
1H 04 : « Les bonnes nationalités seraient embarqués en centre d’hébergements, les « mauvaises » direct en centre de rétention… »
Je viens de comprendre à quel point mes « I hope it will be ok for you » se transforment en une énorme trahison. Je revois leurs visages, leurs regards inquiets, le camp de Stal et ses conditions de survies inhumaines, la cuisine du lycée, la cour, leurs désespoirs de ne pas être montés dans un bus reparti vide… tout se mélange…ça voudrait donc dire qu’ils pourraient retourner dans la rue, pire, retourner dans leurs pays en guerre mais pas reconnus comme tels, mais aussi peut être finalement, avec 48 heures de retard monter dans un bus vers un hébergement. L’espoir, il y a un petit espoir… toujours garder espoir… eux semblent toujours optimistes. C’est avec un peu d’espoir alors que je vais tenter d’aller me coucher.
Ce soir-là, j’ai fait le choix d’héberger deux jeunes Afghans pour les protéger : je ne pourrai pas être au lycée à 5H.
Je n’ai jamais réussi à m’endormir… j’essaie de suivre en live les informations qui circulent sans répit.
Je dois savoir. La magie des fils de discussion sur les réseaux opère, les soutiens sur place relayent.
Les soutiens se font gazer.
6H 27 : « La porte côté Clavel vient de céder »
6H 28 : « Le grand portail est scié à la scie à métaux, va céder d’un instant à l’autre »
Des soutiens se font embarquer, les bus se remplissent.
On ne pourra pas connaître tout de suite leurs destinations : commissariats, CRA, centres d’hébergements, hôtels ?
Je dois déposer mes hôtes à Gare de l’Est. Ça sera le point de « retour » de tous les éventuels « relâchés ». Je reste postée là, fais le tour du parc pour prévenir de rester dans ce secteur au cas où la rafle s’élargirait. On devient parano. Prévenir aussi qu’il n’y a plus de lycée, sait-on jamais, si certains pensaient finalement y aller… Je reste là, avec eux, prête à accueillir les revenants, les égarés. Je retrouve des visages connus de Stal, certains me disent qu’ils n’étaient pas au lycée ou qu’ils n’y sont jamais allés et qu’ils ont faim, qu’ils n’ont pas mangé depuis dimanche soir, dernier repas servi sur le camp de Stalingrad, qu’ils dorment ici et là…
Plus de Stalingrad, plus de lycée… plus rien.
L’un me raconte qu’il était sorti la veille mais qu’il devait y retourner et qu’il est très inquiet pour ses amis. Il me dira plus tard que la vie est belle, qu’il fait beau quand même, qu’il va choisir la plus belle fleur, qu’il va bien choisir et qu’il espère qu’elle lui portera chance ainsi qu’à ses amis.
Remettre de la poésie au cœur de ce chaos, c’est cela qu’on doit faire, et son optimisme est un appel à l’action.
Les soutiens sont rue de l’Évangile, ils se mobilisent en raison des risques de distributions massives d’obligations de quitter le territoire français (OQTF). Beaucoup sont des primo-arrivants et n’ont pas encore de récépissés montrant qu’ils ont entamé les démarches de demandeurs d’asile (quand tu connais la rapidité et l’efficacité du dispositif confié à France Terre d’Asile, tu comprends).
Il est un peu plus de midi, il faut réussir à organiser un déjeuner. Ils sont passés à travers les évacuations (peut être finalement qu’ils ont évité le pire…) ils sont là et ils ont faim. On les fait patienter, mais on va le faire ! Les appels sont lancés. Face à l’urgence, un super soutien cuisine fait 100 km et livre les repas.
Demain nous reviendrons et les jours d’après aussi. Tant que vous serez là, nous serons là, si vous allez ailleurs, nous irons ailleurs. Ce que le gouvernement ne fait pas, nous le faisons nous-mêmes.
Le lendemain, nous apprenons qu’il y a eu des OQTF, des hébergements aussi. Nous retrouvons lors des distributions de repas les visages de Stalingrad, du lycée à nouveau dans la rue, en recherchent d’un nouveau trottoir pour dormir. Les services municipaux n’ont pas perdu de temps pour installer des barrières le long du métro aérien, ils ne manquent pas de réactivité lorsqu’il s’agit d’empêcher les camps de se reformer, par contre quand il s’agit de venir au secours de ceux qui y sont abandonnés par l’État, c’est une autre histoire… Nos amis grands voyageurs nous montrent leurs papiers indiquant OQTF, on tente d’expliquer, d’orienter vers l’aide compétente et on se retient cette fois de dire « I hope it will be ok for you… »
« Good luck ! » est plus approprié… on se retient… on se demande qui on va revoir et on désespère de revoir tous ces visages connus, d’en voir de nouveaux tout juste arrivés chaque jour.
Ce soir, j’ai vu un homme tout juste arrivée d’Érythrée (façon de parler quand tu imagines le périple) qui pleurait sur un banc, j’ai vu des mineurs à la rue comme chaque soir, j’ai vu un petit Afghan qui m’a confié qu’il aimerait rentrer voir sa mère qui est malade mais qu’il ne peut pas le faire par peur de se faire tuer par les talibans. J’en ai entendu un autre me remercier à l’infini pour une bouteille d’eau. Ce soir, je pense à ce vieil homme Soudanais à qui j’ai massé les mains usées par tant de galères il y a une dizaine de jours sur le campement de Stalingrad. Je l’ai revu lundi, laissé sur le carreau, puis « installé » au lycée. J’ai pensé à lui mercredi matin, espérant que cette fois il serait mis à l’abri. Puis, je l’ai aperçu ce midi lors de la distribution, mais la tête dans la marmite, je n’ai pas eu le temps de lui parler… Ce soir, je l’ai cherché un long moment, il parait qu’il n’est pas revenu, personne ne l’a revu depuis ce midi. Quel va être son avenir ? « I hope it will be better for you… », je penserai à toi, souvent, comme à tous ceux qui ont perdu un peu plus encore de leur dignité dans mon pays.
J’ai honte de mon pays, j’ai honte de l’Europe. Hier soir pourtant, un jeune exilé m’a demandé de l’emmener voir la Tour Eiffel, il s’est pris en photo devant. Il avait dû rêver si fort de voir un jour la Tour Eiffel, d’être à Paris. Il est livré à lui-même, il erre toute la journée depuis plusieurs mois dans des quartiers merdiques. Il croit à la France, alors comme lui je vais encore essayer d’y croire. Croire qu’il est possible de faire mieux, que nos symboles ne sont pas que des rêves, qu’un jour ces personnes ne dormiront plus à la rue, qu’on saura faire en sorte que ça n’arrive plus.
Mais pour ce soir, ils dorment ici et là, à même le bitume, sans couverture. Dès demain, un nouveau camp se reformera, les appels aux dons se relanceront, l’organisation sans faille des formidables bénévoles reprendra.
Quelques jours après, nous pouvons le redire et confirmer : cette évacuation n’est pas une réussite comme nous avons pu le lire dans la presse, dans la bouche des représentants de l’État, qui eux « se félicitaient ».
« Sorry, i hope it will be ok for you … »
Agathe Nadimi
Illustration par Agathe Nadimi
C’est un très beau témoignage Agathe, et tres vrai !