On nous vole notre sac à main, dans un coin de rue. On nous vole des pièces, dans notre poche. On nous vole une voiture, éventuellement. Mais quand on nous vole un bout de nous, il faut du temps pour s’en apercevoir.



Je vous passerai la manière dont toute cette histoire a commencé, sachez seulement que je me suis retrouvée, un jour, à apprendre que j’étais enceinte de sept mois. Et que Le Système (oui, parce que c’est bien de lui dont il s’agit, qui régit tout et qui empêche chacun.e d’avoir à compatir) est tel qu’il a fallu de toute urgence trouver un.e gynécologue.



J’en ai un, de gynéco. Il est top, compréhensif, et moi qui suis plutôt timide, je ne me sens pas mal à l’aise quand je vais le voir. Mais son cabinet est loin, et d’après ce que j’apprends, je vais devoir suivre une paire de rendez-vous. Il faut absolument en trouver un.e autre. On appelle, personne ne prend d’urgence (« vous n’aviez qu’à prévoir, Mademoiselle »). Sauf à l’hôpital. L’hôpital, lieu que par-dessus tout j’exècre. J’ai eu mal à l’hôpital, lors d’interventions diverses avec des médecins peu compatissant.e.s et pas toujours délicat.e.s. J’ai eu peur aussi, et je me suis sentie tellement méprisée. Je ne veux pas y aller. Mais, « je n’ai pas le choix ». Pour la première fois cette phrase apparaît, et déjà je m’y soumets, sans savoir à quoi cette sujétion va m’amener.



« Un homme ou une femme ? »



Je préférerais un homme, parce qu’on m’a toujours dit que les femmes étaient moins délicates. Mais chéri me fait une moue suppliante. Ok, ce sera une femme. Pour ce que ça change… Ce sera donc Madame P. « Elle est très bien vous verrez » et tout ça tout ça.



Rendez-vous. Tout est un peu flou dans ma tête, comme si mon cerveau voulait enterrer ce souvenir profondément. Une heure de retard, elle nous demande d’entrer. On discute, elle me méprise, je le sens. Comment je n’ai pas pu le voir, que j’étais enceinte ? Je n’aurais pas pu faire gaffe ?



« Allez, retirez le bas, installez-vous. »



Non, je n’ai pas envie. Je commence à avoir chaud, rien ne se passe comme il faut. Pourquoi est-elle si froide, pourquoi est-elle si peu prévenante ? Mais « je n’ai pas le choix », et après tout, au point où j’en suis. Je me déshabille, la boule au ventre. Chéri est à côté, et je dois être forte, ne pas lui montrer comme tout ça me fait peur.



« Allez, on ne va pas y passer trois heures. Asseyez-vous encore plus bas, les pieds dans les étriers. »



Je ne veux pas. Je me sens complètement faible, perdue. « Je n’ai pas le choix, je n’ai pas le choix, je n’ai pas le choix », je me répète en boucle. Elle ne demande rien, enfile un gant et fourre sa main « là ». Je ferme les yeux, je ne veux pas. Elle me fait mal, je me crispe mais je ne dis rien. Ca dure une éternité. Je ne dis rien.



« C’est bon, rhabillez-vous. »



On se barre, très vite. Je ne suis pas bien. Je ne veux pas y retourner.



Un mois plus tard, deuxième rendez-vous. Les images sont presque un peu plus nettes. C’est mon cauchemar. Je viens, seule cette fois. J’ai peur, et mille fois j’envisage la possibilité de faire demi-tour. Mais « je n’ai pas le choix ».

Elle me fait entrer. À l’heure cette fois. Elle commence par me prendre la tension. Elevée, tellement élevée qu’elle s’inquiète. Bah oui, tu me fous l’angoisse, tu peux comprendre ça ? « Déshabillez-vous » et tout le toutim.



« Non », quand elle s’approche. J’ai peur, je ne veux pas qu’elle me touche. Elle ne m’écoute pas, met sa main. J’angoisse, je pleure à chaudes larmes. « Non, non, non. » Elle me fait mal, tellement mal.



« Bon, ça va peut-être aller ? Je n’ai pas que ça à faire ! Va falloir faire un effort hein ! Ça fait mal ? Eh bien c’est comme ça ! »



Je pleure, je pleure tellement. Chéri n’est pas là, je peux être faible. Je dis non encore, mais elle n’en a rien à faire. Je n’ai pas le choix, pas le choix.



Deuxième prise de tension. Crève les plafonds. Incompréhension de sa part. Tu viens de me violer, grosse conne. Tu croyais quoi ?



Je suis « à risque », à cause de ma tension énormissime. On doit me garder « en observation » à l’hosto. Je pleure, je ne veux pas, c’est NON. On ne m’écoute à nouveau pas. Je plaide que ma voiture est garée en bas et qu’il n’y a plus de sous pour le parking. Ils sentent la feinte pour me sauver, ils m’interdisent de sortir. Là, toute seule, je craque. Je les laisse m’emmener dans une chambre, passer les quatre pires jours de ma vie. Tout ça parce que j’ai été maltraitée, agressée, brutalisée. Ce n’est pas juste.



C’est aujourd’hui que je me rends compte que tout ça n’était pas normal. Qu’on ne touche pas les gens sans leur consentement. Qu’on n’abuse pas de notre position. Depuis ce jour et jusqu’à aujourd’hui, j’ai eu tellement peur qu’on me touche. J’ai ressenti un peu de dégoût, sans savoir pourquoi, ni comment c’était arrivé. Mais aujourd’hui, je me sens libérée. Il m’est arrivé quelque chose qui expliquait tout ça et je n’ai rien fait de mal. Aujourd’hui, je suis bien. J’ai envie de faire l’amour à mon homme.





P.L.

Dessin en noir et blanc au trait fin : sur fond blanc, une femme nue, la bouche entrouverte, les cheveux flottants autour d'elle, serrant ses bras atour d'elle, le regard vers le haut semble se noyer. Des bulles d'air l'entourent.

Dessin en noir et blanc au trait fin : sur fond blanc, une femme nue, la bouche entrouverte, les cheveux flottants autour d’elle, serrant ses bras atour d’elle, le regard vers le haut semble se noyer. Des bulles d’air l’entourent.

Illustration par Anna R.