Il y a un an, j’ai écrit ce texte. Je ne l’ai alors pas publié parce qu’il était trop hard, trop vrai, trop simple, et que je savais que les gens ne comprendraient pas. Pourtant, grâce à la rédaction de ce texte, grâce au fait d’avoir posé cette souffrance sur le papier, j’ai réussi à faire le deuil de ma vie sans enfant. Grâce à la rédaction de ce texte, j’ai pu accepter les contradictions qui vont de pair avec la parentalité. Aimer son gosse, mais en avoir marre. Être heureuse de l’avoir, mais regretter sa vie d’avant. Se réjouir de tout, mais regretter de ne pas savoir ce qui se serait passé sans. Depuis que j’ai écrit ce texte, je suis bien avec ma parentalité, et c’est pourquoi j’ai décidé de le publier, un an après, afin de partager et surtout de dire qu’il faut qu’on repense la manière dont on conçoit la maternité, pour permettre aux mères d’exprimer leurs doutes, sans honte. Ce n’est pas l’injonction au bonheur qui rend les gens heureux.

Parfois, je me réveille au milieu de la nuit. Je ne sais pas où je suis, ni avec qui, je ne sais plus qui je suis et ce que j’ai fait. Je mets plusieurs secondes à me souvenir. Et puis je me souviens, et je panique.

Je viens de lire un article de Rue 89 sur les mères qui regrettent, sur celles qui disent « je me suis fait un enfant dans le dos ». Une singulière douleur s’est installée, une terrible piqûre de rappel.

J’ai vingt-neuf ans, un fils de trois ans, une tête blonde adorable et intelligente qui me remplit quotidiennement de fierté. J’ai un mec impeccable, une vie intense et passionnée, suffisamment de fric, une santé au top. À vingt-quatre ans, on s’est dit qu’on avait envie d’un enfant. Il est arrivé vite, après un loupé qui nous a fait perdre une année, et à vingt-six ans j’étais mère et mariée. À vingt-sept ans, j’ai retrouvé mon corps, après un an et demi de maternité et allaitement, et j’ai eu l’impression que ma vie commençait.

Jamais je n’avais prétendu, vis-à-vis des autres ou de moi-même, que la maternité serait le centre de ma vie, que ça me nourrirait et que j’avais la vocation de devenir une mère épanouie. Je savais très bien que je mettrais mon fils à la crèche, que je continuerais à sortir, que j’aurais envie d’avoir une vie, des potes, des passions et que ma famille serait une partie de ma vie et une partie seulement. Je suis féministe, et c’est parce que je suis féministe que j’ai décidé de faire un gosse et que ça ne me freinerait pas.

Et je viens de lire cet article. Je me dis que c’est vrai qu’à coté de la joie que mon enfant m’apporte, il y a aussi un paquet de souffrances, de savoir qu’on ne s’appartiendra plus jamais tout à fait, que chacun de nos actes auront des conséquences, plus seulement pour notre gueule mais aussi pour les autres (ton gosse et ton mec, parce que si tu sors faut bien que quelqu’un reste à la maison pour faire le boulot), et qu’on n’est plus libre, jamais. Parfois, ça me réveille au milieu de la nuit.

Je pense, et j’y ai beaucoup pensé depuis que je suis mère, à ces femmes qui se tirent. Qui plantent papa et enfants et qui décollent. J’y pense avec un mélange de vraie tristesse et de fascination. On en parle comme des phénomènes : qui peut faire une chose pareille ? Quelle femme ? Les hommes, on est habitué, même si on trouve ça dégueulasse aussi, mais c’est pas pareil. Les femmes qui abandonnent leurs gosses. Celles qui coupent et qui s’enfoncent définitivement dans la honte, la culpabilité et l’infamie. Celles qui n’y arrivent pas et qui préfèrent faire comme si rien ne s’était passé. Celles qui merdent complet, jusqu’au bout, et qui sortent par la porte de derrière. Et je les comprends. Elles se sont réveillées au milieu de la nuit, elles ne savaient plus où elles étaient et elles se sont tout à coup souvenues de ce qu’elles avaient fait. Mais c’était trop tard.

Souffrance lancinante, j’ai fait un enfant et je le regrette. Comme presque toutes, je l’aime et je continuerai à faire avec, et je me réjouis d’un tas de trucs, de voyager avec, d’être complice avec, de rire avec, et de tous ces trucs qui sont déjà là et qui vont devenir encore mieux, encore plus intéressants, encore plus nourrissants. Mais il y a un poids sur mon estomac qui m’empêche de me voiler la face. J’étais pas faite pour ça, et la liberté que j’ai abandonnée me coûte très cher. J’aime mon gosse, évidement, mais comme Anémone, je me dis « la vie file et ce n’est pas la vôtre », et ça me réveille la nuit.

Coline de Senarclens

Août 2014

Texte original

Dessin numérique sur fond gris : buste d’une femme blanche, nue, aux cheveux bleus. Elle tient dans ses mains les langes jaunes d’un enfant dont dépasse un bout de tête et une petite main tournée vers son sein. Elle est coupée au niveau de la gorge, coupure nette dont s’échappent des gouttes de sang, elle a deux paires d’yeux jaunes et des ailes au-dessus des oreilles. Elle est auréolée d’un soleil jaune, entourée de feuilles bleues et de plantes du même rouge que le sang et ses lèvres.

Illustration par Alraun
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