Je suis A. J’aime B et j’aime R, depuis bientôt dix et trois ans. Je les aime aussi différemment que profondément et sincèrement. Je suis respectivement mariée et engagée auprès de chacun d’eux.
Parler d’une seule et même voix de ce que l’on vit ensemble, n’aurait, à mon avis, pas beaucoup de sens, mais dresser un récit de vie intime, détaillé, pour chacun de nous, ne me semble pas le plus pertinent à transmettre non plus. Nous n’avons pas de leçon à
donner. Pas ici, pas cette fois.
Cependant, nous avons tous les trois fait l’expérience du jugements, comme beaucoup. Un jugement fort et imposant, qui nous dit qui nous sommes, quel est notre rôle dans la pièce, ce que l’on gagne, ce que l’on perd, ce que l’on ressent, voire ce que l’on devrait ressentir. Un jugement, qui parvient à nous convaincre parfois, mais face auquel il nous a fallu trouver d’autres réponses que celles fournies par les normes sociales de notre environnement. Un jugement qui, à la façon d’un syndrome de l’imposteur, qui nous rattrape parfois même quand tout va bien, qui s’impose, et que tout nous rappelle, et qui peut nous ronger de culpabilité comme éveiller une soudaine et remarquable combativité. Quand tout autour vous donne des réponses, mais qu’elles sonnent pourtant faux, alors il faut trouver ses propres réponses, sonder aussi sincèrement que possible ce que l’on ressent vraiment pour se défaire de ces fausses réponses, et vivre réellement tel qu’on le choisit.
Nous avons chacun eu notre syndrome. Chacun notre jugement à combattre. Et chacun notre réaction et nos efforts pour le dépasser.
Alors je nous laisse la parole.
___
“Je suis égoïste et ingrate. Je devrais être reconnaissante d’avoir ce que j’ai, et cesser d’en chercher plus. Il devrait me suffire. Risquer de le faire souffrir, peut-être de tout détruire, tout ça pour en avoir plus. Tout ça pour moi. Je suis égoïste et ingrate.”
Ça c’est moi. Je n’ai eu besoin de personne d’autre que moi pour me faire procès et m’attribuer ce rôle dans la pièce. J’ai été l’accusé, le juge, l’avocat, mais surtout, la foule enragée qui insulte et hurle depuis les gradins. Au final, personne d’autre que moi n’a eu de regard aussi violent sur ce que je vivais. Avant R, j’avais déjà eu des prémices de mon envie et mon besoin d’aimer plus, mais la peur l’avait toujours emporté. J’ai fuis, j’ai enfoui aussi loin que possible ce que je considérais comme anormal. Je l’ai habillé sous les traits de ce genre d’affection que tout le monde accepte que l’on éprouve pour quelqu’un d’autre. Je n’ai pas construit cette sensation d’anormalité toute seule non plus. Non, on m’a aidée, on m’a pointé que ça n’allait pas, telle une évidence. “Si tu commences à aimer fort quelqu’un d’autre, c’est évidemment que tu aimes moins ton partenaire. Et si tu es convaincue d’aimer ton partenaire, alors tu te méprends forcément sur cette nouvelle personne. Ce sont des vases communicants.” Je l’ai cru, après tout, tout le monde le pense, et jamais je n’avais connu d’autre modèle. J’ai ainsi navigué pendant des années entre torpeur, culpabilité, fuite et mensonge à moi-même, ainsi qu’en excuses auprès de B dès lors que je me voyais m’attacher à quelqu’un d’autre.
Mais pour R ce fut différent. Le bonheur que cela m’apportait dépassait de loin la peur qui m’habitait habituellement. Je ne pouvais et ne voulais pas passer à côté de cette relation. Le jugement habituel que je m’assenais était toujours là, mais il sonnait plus faux que jamais. J’ai eu peur évidemment, mais j’allais mieux, j’aimais B avec ferveur, j’avais envie d’être courageuse et trouver mes réponses. Loin des normes sociales, tous deux m’ont accompagné vers plus d’indulgence, et plus de sincérité quant à mes sentiments. Ce fut long, mais j’ai enfin eu la certitude que non, ça n’était pas l’égoïsme ou l’ingratitude qui m’habitaient. Que ça n’était pas intrinsèquement mal. J’ai pu constaté que cette fois, et dans mon cas, j’étais certaine que ça ne fonctionnait pas comme des vases communicants.
C’est finalement en arrêtant de le fuir, en ayant confiance en l’amour qu’on me portait, en verbalisant ces peurs, que j’ai pu avoir l’aide et le soutien nécessaire à trouver mes réponses. Mon syndrome de l’égoïste ingrate revient parfois. Mais désormais, je sais comment le contrer, je vais vers eux, et je me retrouve, je nous retrouve, et je ne doute plus. Je remonte sur scène, et j’impose mon rôle, celui que j’ai écrit moi-même. Ça m’aura pris des années pour me comprendre, mais c’est inestimable de pouvoir être entière, sans fuir. Et je suis intensément reconnaissante d’avoir pu rencontrer des personnes intelligentes, aimantes, profondes et tolérantes. Quel que soit mon placard, je n’aurais probablement pas pu en sortir sans eux. Le reste c’est de l’amour, du respect, de l’écoute, des ajustements, un équilibre à trouver, comme partout finalement. Donc si on me demande comment ça marche, premièrement, je réponds que ça marche.
___
“Tu es naïf, tu te fais avoir. Comment peux-tu laisser ta femme faire ça ? Tu n’es pas jaloux, c’est pas normal.”
Ça c’est ce que j’entends très régulièrement ; et, j’avoue que je l’ai pensé parfois. Je n’ai jamais été une personne jalouse, même avant A. Dès le début de ma relation avec elle, j’ai compris qu’elle avait un rapport particulier à autrui. Depuis que je la connais, elle a toujours été très investie dans ses relations amicales. Elles ont toujours pris beaucoup de place. Il a fallu en discuter régulièrement pour que l’on trouve un équilibre, afin qu’un simple message d’un ami proche n’interrompe pas un dîner en amoureux, mais aussi pour qu’elle puisse prendre le temps dont elle a besoin pour partager avec eux.
Et puis, il y a eu l’arrivée de R, l’histoire était un peu différente. Elle a un peu plus touché mon ego, elle m’a un peu plus poussé dans mes insécurités. D’autant que R est une personne relativement clivante. En toute honnêteté, au début je ne l’aimais pas trop. Un homme qui passe beaucoup de temps avec ma femme, qui la fait rire, qui la fait pleurer mais pour qui elle veut se battre, ça fait beaucoup à accepter en quelques semaines. J’en ai donc discuté avec A de nombreuses fois et de façon plus ou moins houleuse et douloureuse. Elle essayait de m’expliquer en quoi R est une bonne personne et ce qu’il lui apporte. Moi je me défendais de mes propres insécurités et de mes constructions sociales bien établies. Alors j’ai fait des efforts pour connaître R un peu plus. On est opposé sur bien des points, mais avec du temps, de la patience et de la bienveillance, on a fini par se retrouver sur certains points aussi. J’ai aperçu ce que A voyait, ce pour quoi elle se battait ; et j’ai compris que ce que R lui apporte, je ne peux pas le lui apporter. Tout simplement parce que ce n’est pas moi. Mais j’ai aussi dû conclure avec joie que cela n’affectait en rien l’amour que A avait pour moi. Au contraire.
Il y a quelques mois, le terme polyamorie est apparu dans nos discussions.
Personnellement, je n’aime pas ce mot. Je le trouve trompeur, mais c’est un autre débat, une autre question. C’est à cette période que A a compris (qu’elle s’est avouée) qu’elle pouvait aimer plusieurs personnes de façon différentes. Comme je le disais plus haut, cela ne m’a pas surpris. Je connaissais depuis le début de notre histoire sa propension à aimer des gens (à sa façon). Je l’ai donc accompagné du mieux que j’ai pu dans toutes les questions qui ont découlé de cette acceptation. Je l’ai rassurée autant qu’il m’était possible de le faire. Je lui ai même parfois caché certaines de mes insécurités pour qu’elle puisse surmonter ces peurs sans se culpabiliser. Cela a pris et prend toujours du temps. Il faut régulièrement faire une mise à jour de la situation, de nos ressentis. Mais c’est pour notre bien-être à tous. Plus que jamais, il faut que l’on discute.
Souvent, on nous demande, “mais B, tu ne vis pas mal que A puisse aimer R ?”. Si une femme peut aimer ses parents, son mari et ses enfants, alors pourquoi A ne pourrait-elle pas m’aimer moi et R ?
___
“C’est pas normal, c’est pas légitime, pas net, pas clair, pas correct, pas respectueux. C’est pas un ami, pas un amant, pas un mari. C’est pas reconnu, pas une vraie relation, pas stable, pas pérenne, pas précieux, c’est pas vraiment important…”
Ma relation avec A s’est construite, de toutes pièces, à partir d’éléments simples : de l’affection, du temps, de la patience, de la communication. Tellement de communication. Petit à petit et pierre à pierre, on a construit un édifice magnifique. Grand, stable, imposant, important. Cet édifice est sans nul doute la plus belle relation que j’ai construite jusque là. Cette relation me rend heureux, elle me pousse à me dépasser, à grandir et à être plus en confiance, plus fortement moi-même. À travers elle, je me sens aimé, reconnu, respecté par quelqu’un d’infiniment précieux à mes yeux. Et moi-même je suis aimant, reconnaissant et respectueux.
Dis comme ça pourtant, ça a l’air beau, ça a l’air précieux et romantique, magique même. Mais A et B, ils sont mariés. Et moi je n’ai rien à faire là-dedans. Dans le jeu de marelle qui sert de système de relations aux gens autour de moi, il n’y a pas de case pour moi. Je ne suis ni voleur de cœurs, ni amant caché. Je ne suis pas l’ami gay inoffensif, ni le frère câlin. Je ne suis pas son copain, son mari ou son ami. Je ne suis rien de tout cela. Je ne suis rien. Rien de bien. Je suis un bug, une erreur, un problème, je suis un danger.
Seuls, A, B et moi on n’a pas tant de problèmes. C’est fluide, c’est simple, c’est beau. J’aime A de tout mon cœur, B aussi. J’aime les longues conversation que l’on partage avec B, j’aime à penser que B aussi. Et A nous aime tous les deux, très intensément, très différemment. Il n’y a pas de problème ici. Un peu de complexité peut-être, mais pas de problème.
Mais quand on nous regarde de l’extérieur, j’ai pas ma place dans la cour de récrée. Il y a différents camps. Il y a les défenseurs de l’union qui veulent à tout prix voir en moi un élément perturbateur et vicieux. Un cancer, une tumeur dans le couple d’A & B qu’il faut retirer. Les méthodes varient, tantôt avec douceur petit à petit au scalpel, parfois par une grosse dose d’ire, de radiation. Il y a aussi les empathiques. Ceux qui me plaignent et m’imaginent en souffrance d’une jalousie et d’un manque chronique des bouts de leurs cases que je ne remplis pas. Ils compatissent déjà de l’inévitable rupture que je devrais désirer entre mon aimée et l’amour de sa vie. Et puis il y a cette majorité discrète qui ne connaît ni A ni B mais me pense “déjà pris” et regrette de ne pas pouvoir m’aborder, ou plus souvent me juge d’infidèle à distance si jamais je m’approche de quelqu’un.
Alors, voilà, nous, on m’appelle son Amir. Si vous comprenez pas, demandez, on expliquera.
___
R.B.A.
Illustration par A.
❤️
C’est plein d’amour, de respect, et d’objectivité
Merci pour votre témoignage