Alors, comme promis, je vais essayer d’expliquer ce qu’est – pour moi – la synesthésie. C’est le fait d’associer les sens.



Certaines manifestations sont très faciles à expliquer, d’autres beaucoup moins.



Je vois les chiffres en couleurs :

Chaque chiffre a sa couleur. C’est toujours la même et c’est systématique. Je ne vois JAMAIS les chiffres autrement que dans leur couleur. J’ai parfois des problèmes quand, pour une raison ou pour une autre, des chiffres sont déjà écrits en couleur quelque part, parce que, bien évidemment, ça ne tombe pas très souvent sur mes couleurs à moi.

Pareil pour les maths : j’ai mes propres méthodes de calcul, des espèces de cases colorées, comme Tetris, qui s’emboîtent parfaitement et forment un résultat. La synesthésie permet, chez certaines personnes, d’avoir des facultés de calcul géniales (en fait, ce n’est pas vraiment du calcul, c’est une image qui apparaît, on « voit » le résultat) et entraîne des difficultés en maths chez d’autres (c’est mon cas, je suis nulle en maths parce que la méthode de calcul qu’on nous apprend ne me va pas. Quand je relis l’énoncé d’un problème et que je le traduis dans mes couleurs, ça marche super bien. Mais quand j’étais en cours, je n’avais pas le temps de faire mes petites traductions mentales, donc j’allais au fond de la classe et j’écoutais de la musique Ce qui est amusant, ou ironique, c’est que je compte la musique. En fait, je compte tout le temps, et la musique me permet d’avoir une base à compter, un tuteur autour duquel entourer ma pensée aussi).

Ça complique aussi la donne pour les tests de QI, pour plein de raisons, je développerai si vous voulez, mais bon c’est long. C’est une histoire d’interférences.



Je vois les lettres en couleur.



Je « vois » les douleurs en couleurs, en lumières et en textures.



Je vois certaines sensations en couleur : les orgasmes par exemple, et je voudrais travailler sur ça : synesthésie et sexualité, mais les gens de la fac du diplôme de sexologie ne me répondent pas, donc il va falloir que je me déplace et que je chouine et j’ai horreur des trucs administratifs, c’est pathologique, vraiment, donc merde.



Je « vois » les émotions en musique.



Je vois la musique en couleurs et en lumières : principalement jaune et rouge selon les instruments et les mélodies, et plus ou moins lumineux selon les rythmes.



Je vois le temps : toutes les séquences (secondes, minutes, heures, jours, semaines, mois, saisons, années, etc.), je les vois en couleurs et dans l’espace, et je peux zoomer et dé-zoomer pour passer d’une séquence à l’autre.



Ça me permet d’avoir une excellente mémoire : je sais où retrouver les informations, puisque j’ai l’habitude de me balader sur mes frises chronologiques.



Cette façon de traiter les données me permet aussi d’archiver beaucoup d’informations sur les gens. Je les vois comme des petites fiches, avec leurs fiches annexes (leur entourage). En gros, quand je pense à une personne, ou quand je la vois, je vois son âge, sa taille, son adresse, sa date de naissance, celle de sa mère, le nom de sa mère, de ses potes, le nom des potes des potes, leurs caractéristiques diverses et variées, etc. Bref, un tas de trucs qui font que, en général, si tu me parles un jour du copain de classe du deuxième fils de la copine de ton frère, et si je te revois trois ans plus tard, je saurai quel âge il a aujourd’hui et je te demanderai probablement de ses nouvelles.



L’hypermnésie (hyper mémoire) c’est très, très pratique : pas besoin de travailler à l’école, en gros. Mais c’est aussi très, très handicapant. Parce que tu ne PEUX pas oublier. Le fameux « ça passe avec le temps », bah non. Alors si tu me dis que tu n’as aucun souvenir du copain de classe du deuxième fils de la copine de ton frère, ce n’est pas encore trop grave, mais quand c’est des souvenirs que tu as partagés avec moi et que tu les as oubliés, ça me fait mal, parce que je suis toute seule, et ça arrive très souvent.



La synesthésie, ça va avec beaucoup d’autres facultés, et ces autres facultés sont souvent entremêlées. L’hypersensibilité en fait partie. Ce n’est pas marrant, ça. Je ne vais pas développer, c’est facile à comprendre, tout est dans le terme. Ce qui est ouf, c’est que des concepts quasi philosophiques (comme l’attachement à l’éthique, à l’intégrité, à l’honnêteté) soient liés à des phénomènes neurologiques.



Une autre forme d’hypersensibilité, c’est l’hyperesthésie (enfin, ça a mille noms différents, mais je prends celui-ci, ça ira plus vite) : il y a par exemple l’hyperacousie, tu entends tout, trop fort. Parfois, je suis obligée de me boucher les oreilles, je ne me sens pas bien du tout. Quand plusieurs personnes parlent en même temps dans une conversation, ça me dérange énormément. Au-delà du fait que je trouve ça un peu chelou d’impolitesse, ça me pique partout, et ça me tend.



Pour la vue, j’intègre la globalité et les détails en même temps. C’est exactement pareil que mon mode de réflexion et de compréhension. J’ai besoin de toutes les informations pour valider et archiver. Si je n’ai pas l’intégralité des données, je vais tout faire pour combler les failles (donc, quand je vois un truc dans la rue qui me perturbe, je l’arrange mentalement, je l’aligne et ça va… Mais quand c’est une personne qui me fournit des informations tronquées, je ne peux pas m’en satisfaire, je ne peux pas archiver, ça occupe de l’espace dans ma mémoire vive et ça me frustre). Mais avec la vue, je peux aussi m’amuser : quand je m’ennuie, je regarde le paysage et je règle mon cerveau et mes yeux sur une seule couleur. Je choisis le bleu, et là, tous les éléments bleus du paysage ressortent. Alors je les observe, et quand j’ai terminé, je passe au rouge, etc. Ça m’occupe quand je prends le bus quoi…



Y a l’(hyper)personnification aussi. Je donne des prénoms à tout (objets ou non) et je leur fais vivre plein de petites aventures. Ça fait partie du panel possible des synesthésies parce que ce sont de vraies associations; certaines personnes personnifient les lettres, les chiffres, les couleurs (le jaune est gentil, le bleu est grognon…), moi je peux être fâchée si une personne que j’aime bien a un prénom dont la combinaison de couleur ne me plait pas. La synesthésie joue aussi un rôle dans l’imagination, à la capacité d’abstraction et aux associations qui peuvent sembler absurdes – ou très poétiques – mais qui sont pour moi évidentes.



Il y a beaucoup d’autres choses qui vont avec tout ça, mais il me faudrait des jours pour tout raconter et, là, je regarde un film, donc je n’ai pas envie de rédiger tout un Essai sur la synesthésie tout de suite !



La synesthésie est une petite partie d’un tout qui est le cerveau. C’est une ampoule parmi toutes celles d’une guirlande magique qu’il suffit de brancher sur le bon voltage. Mais il est dur à localiser. J’ai testé plein de prises dans mon cerveau, je me suis électrocutée mille fois, et puis j’ai trouvé et tout s’est allumé !

Tan (2014)