Aujourd’hui : joué et perdu, quatorze heures d’affilée. La journée est passée vite.

On me demande des nouvelles, des résultats, des comptes qui ne viennent pas. On grommelle, on s’impatiente, et bientôt on n’attend plus rien de moi.

Il serait temps de se ressaisir. Il faudrait prendre de bonnes résolutions, là, maintenant. Une décision radicale s’impose, qui commencerait par : revendre mon. Ou, mieux : s’en aller six mois à. S’engager dans. Tous les soirs, la décision est ajournée, mais ça viendra, c’est sûr.

Mon grand-père, les addictions, ça le connaît. Il raconte souvent cette histoire : quand il était jeune, il fumait toute la journée. Lorsqu’il a su que c’était une habitude dangereuse et mortelle, il a arrêté net, du jour au lendemain, par la force de la volonté. Depuis, il sait que les addictions, c’est du pipeau, ça n’existe pas. Il suffit d’avoir la volonté de s’en sortir et on y arrive. Mais je ne sais pas où on la trouve.

Où sont passées les milliers d’heures de prime jeunesse que j’ai jouées et perdues ? Aurai-je seulement pu en faire autre chose ?

Oui, si j’en crois les moralisateurs. « Il en va ainsi : la vie n’est pas brève, c’est l’homme qui la rend brève. Nous ne sommes pas pauvres en jours, mais prodigues des jours qui nous sont donnés » (Sénèque).

Lorsque je joue, je ne compte pas les heures qui passent. C’est un décompte a posteriori, que j’effectue lorsque je m’éveille de ma frénésie. Je calcule le temps perdu, le temps restant, et le programme insurmontable qu’il me reste à suivre, en conséquence, pour répondre aux nécessités.

Cette arithmétique fait partie de l’addiction. La vérité rassurante des chiffres verrouille la moindre ouverture vers une rééducation du comportement. Car au fond, il ne s’agit pas des heures perdues (elles le sont toutes lorsqu’elles sont passées), mais d’un type de comportement qui me caractérise, appris et récurrent, le comportement compulsif, qui s’impose à la place de mille autres comportements possibles. De moi, on peut dire : je suis du genre joueur.

Pour comprendre comment ce comportement s’est imposé, quels comportements concurrents il a évincé, ce qui le rend indélogeable, etc., il faut beaucoup de lucidité et, dans tous les cas, de l’aide professionnelle. Lorsque je suis venu pour la première fois à un rendez-vous à l’ANPAA (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie, les RdV sont gratuits), j’ai cru que le médecin se trompait. Nous n’avons pas parlé un seul instant du jeu, de ce qui m’attirait dans cette spirale répétitive. Les seules questions qu’il me posait étaient plutôt : par quel autre comportement j’aimerais être défini ? Qu’est-ce qui m’éloigne, me repousse, m’interdit cet autre comportement ?

La frénésie de l’addiction était le message d’un refus, dont les causes me sont confuses à moi-même. Je joue tout à fait comme un enfant qui a oublié pourquoi il boude. D’abord, l’addiction la plus solitaire est un message adressé à une société, à un entourage, même absents. C’est un langage des plus indirects et des plus retors, mais qui n’est pas sans traduction.

Ni sans traducteurs. L’ANPAA est constituée de plus de mille médecins addictologues répartis sur tout le territoire français, qui offrent leurs services gratuitement, grâce à la dotation de l’État. Leurs bureaux parisiens, près du métro Picpus, offrent un excellent accueil.

   Pierre

 

Peinture sur feuille blanche d’un visage masculin moustachu, blanc, en partie effacé.

Illustration par Arkex