« Tu m’aimes ? »

 Il a trente-deux ans de plus que moi. Il m’a volé ma mère, six ans plus tôt. Je l’appelle « Papa » mais ce mot n’a aucune signification pour moi, parce que mon géniteur n’a jamais été présent et ne le sera jamais. « Tu m’aimes ? » est la seule question qu’il sait me poser.

« Oui. » je dis laconiquement.

Il fait le tour des rayons, regarde les fruits, les retourne, les choisis avec intérêt. Il me montre une courgette.

 « Tu cours et tu jettes ! » plaisante-t-il.

 Je souris, mais je m’en fiche. J’en ai marre de ses blagues.

 « Alors, tu m’aimes ?

-Oui…

-Comment ?

-Beaucoup…

-Fais-moi un bisou !

-Non. »

Les premières fois, je lui en faisais, des bisous.

Je lui montrais ma joue, mais il tournait fermement ma tête vers lui, et posait ses lèvres sur les miennes avec force. J’étais engloutie. Je pinçais les lèvres. J’avais honte. Je ne me sentais pas à ma place. Ça ne ressemblait pas à un « bisou », le petit contact des lèvres sur la peau d’une joue. Ça ressemblait à un petit baiser qu’il aurait fait à ma mère. Je ne sais pas.

Et toujours, toujours, il me demandait si je l’aimais…

Alors…

« Non » je lui réponds.

Il se fâche, me traite de tous les noms et me promet qu’il ne sera plus là pour moi quand j’aurais besoin de choses stupides comme réparer mon ordinateur.

A Noël, quelques années plus tôt, j’ai eu un livre qui parlait de plusieurs sujets de la vie. Je suis tombée sur « l’Inceste ».

Ça n’en est pas.

Je n’ai pas été violée.

C’est juste quelque chose de pesant.

Une nuit, j’ai senti qu’il me touchait les seins. Si j’étais sur le ventre, il mettait sa main dans mon bas de pyjama et me touchait les fesses.

Je l’ai dit à ma mère, un jour. Elle m’a dit que j’avais rêvé. Je savais que ce n’était pas le cas, mais je ne voulais pas détruire sa vie. Alors je lui ai dit que j’avais rêvé et nous n’en avons plus reparlé.

Je fais la vaisselle. Ma mère fume, à la fenêtre.

Nous discutons en anglais, mon père et moi.

« Do you love me ?

-Yeah, but, you know it.

-You know, I have a dream.

-Oh, a dream ?

-I want to be together with you a night in a bed, to hug you, to kiss you, to love you.

-How crazy you are… »

 Je prends ça avec nonchalance, mais je n’aime pas cette idée de « night », de « bed », de « kiss », de « hug ».

 Je ne sais plus comment nous en sommes arrivés là, mais il finit par me dire :

 « I want to put my fingers in your hole… »

 Dans une autre phrase, il me parle de « pussy ».

Ma mère ne comprend pas ce que nous sommes en train de dire. Je lui en veux pour ça.

Je lui lance l’éponge en pleine face et le tape. Ma mère me gronde, je lui dis qu’il se moquait de moi.

Je repars dans ma chambre en pleurant.

Je cherche sur internet. On parle de « climat incestueux ».

On dirait que c’est ça.

 Le lendemain, je me réveille et j’ai l’impression d’avoir rêvé.

 Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais pas ce que je dois faire.

 Personne ne sait rien.

 Je me consume.

 Je vais attendre. C’est tout.

 

Sarah

Illu TU M'AIMES - BD

Illustration par Emilie