C’est pas pratique, les étiquettes. Ça colle jamais complètement, ça fripe, faut tout le temps les remettre en place, et quand dans un sursaut de désespoir, on se décide à les envoyer valser, ça laisse des traces désagréables.
C’est une histoire d’étiquette, que je me suis sentie obligée d’utiliser, parce que certains sujets n’acceptent apparemment pas la demi-mesure au grand jour. Comme l’alimentation.
J’ai mis du temps à comprendre que la bouffe, ma bouffe, était une affaire publique, une affaire qui concernait les autres. Je savais pas. Faut dire que j’ai mis du temps à en faire quelque chose qui existait en dehors de moi ; jusqu’à il y a encore quelques années, il m’était très difficile, voire impossible, de manger devant quelqu’un si une relation de confiance n’était pas installée, et pas qu’un peu. Pour donner un exemple, j’ai fréquenté un garçon pendant des mois sans être capable de partager un repas avec lui, ou même ne serait-ce qu’un kebab ou une crêpe en sortant du ciné ; quand lui mangeait dans la rue, en foutait partout sur ses doigts, riait, ne faisait même pas gaffe, je prétendais toujours que je n’avais pas faim. Toujours.
Parce que la bouffe pour moi, c’est une histoire de honte avant d’être une histoire de survie. C’est voler des gâteaux premier prix dans les placards quand j’étais gamine et rêver d’être invitée à des goûters d’anniversaire pour taper dans les bols de biscuits de marque. C’est mon corps qui ne s’amincit pas, et l’air blasé de mon généraliste qui, à treize ans, me demande ce que je mange le matin, et quand je réponds “des céréales”, rétorque d’un air vaguement dégoûté “j’imagine que tu veux dire des céréales sucrées ?”. Je ne savais pas qu’il existait d’autres types de céréales pour le petit déjeuner, moi. À l’époque, je mets en douce le son des pubs que ma mère nous oblige à couper, je scrute les images et les rayons des supermarchés, je regarde nos placards remplis par ma mère handicapée et épileptique et épuisée qui compte chaque centime pour faire rentrer le budget de la famille de cinq personnes sur un salaire et demi, je regarde mon corps et je comprends qu’apparemment quelque chose ne va pas avec tout ça, même si je ne sais pas vraiment quoi.
La bouffe et moi, c’est une histoire de honte. Jusqu’au moment où je me suis découvert une passion pour Youtube, les chaînes de cuisine, les vlogs, les habitudes alimentaires de parfait-e-s inconnu-e-s. L’alimentation végétarienne, puis vegan.
Enthousiasme immédiat, sans vraiment que ça passe par la tête, par une analyse, une réflexion consciente. C’était juste super, une super idée. Avec le recul, je vois bien en quoi c’était une manière de reprendre le dessus, de ne plus être soumise à cette culpabilité permanente, d’aimer manger, d’aimer manger et d’avoir un corps imparfait, d’aimer manger et de me sentir jugée pour ça, à chaque instant de ma vie.
J’ai d’abord commencé à dire que j’étais végétarienne, timidement, dans mon entourage, dans ma famille, puis à mes collègues quand j’ai commencé un nouveau job. Mais je voyais bien que quelque chose ne collait pas : je préférais toujours plier et dire que c’était ok s’il n’y avait pas d’option sans viande, plutôt que de réclamer un autre restaurant. Parce que j’étais timide, mais pas seulement. Je ne savais pas si c’était un manque de conviction, un manque de courage, un manque de motivation, parce qu’au final, je n’étais pas certaine de ce qui avait déclenché ça chez moi. Pas vraiment. Mais petit à petit, je m’écoutais, je comprenais.
Chez moi, en dehors de ma passion pour la mozzarella et d’éventuels desserts quand j’avais besoin de réconfort, j’étais naturellement végétalienne, et j’en tirais énormément de joie. Me faire des plats et des gâteaux sans produits laitiers ni oeufs me donnait l’impression de prendre soin de moi, de mettre enfin quelque chose de positif dans mon corps pour le faire fonctionner. De ne plus me faire du mal en permanence. Même si le sentiment de culpabilité s’était insidieusement déplacé, et me rongeait à chaque fois que je faisais mes courses et que je m’en voulais de mettre autant d’argent dans de meilleurs produits, ou dans des aliments vegans plus rares, plus chers ; au moins, je me sentais bien quand je les mangeais.
Par contre, à l’extérieur, les choses restaient compliquées. Je valsais entre les étiquettes, végétarienne, végétalienne, tout semblait devoir être défini pour les gens, presque plus que pour moi finalement. Ça a très longtemps été une question qui me pesait : comment me définir pour contenter les gens, et quand même, aussi me contenter moi ?
Avec le temps, j’ai fini par faire la paix avec mes envies et ce que je ressens. J’aime cuisiner végétalien la plupart du temps, mais mon rapport passé avec la nourriture et ma santé mentale compliquée font que parfois, j’ai besoin de me réfugier dans un cocon sucré, ou un plat réconfortant, et s’ils s’avère qu’ils contiennent des produits issus des animaux, ça ne m’arrêtera pas. J’ai conscience des raisons éthiques et écologiques d’éliminer ces éléments de mon alimentation, j’y adhère sincèrement, ça n’est pas la question. Ma priorité aujourd’hui, c’est de faire du mieux que je peux, mais je refuse de me tirer vers le bas, de me rendre triste, de me faire du mal. Certains jours difficiles, mes repas sont les seules lueurs de plaisir dans ma journée, je peux dire à ce moment-là que je vis pour manger, que c’est ce qui m’aide à tenir. Et tenir, c’est le plus important.
Récemment, aussi, j’ai fait un voyage de trois mois en Asie, et pouvoir goûter toutes les choses était une condition non négociable avec moi-même. J’ai mangé de la viande, des produits laitiers. Je ne m’en veux pas pour ça. C’est probablement égoïste, l’éthique à géométrie variable. C’est comme ça. Je ne pourrai jamais être totalement conforme à mes valeurs, à moins de fuir dans les bois – on dit toujours ça, mais sérieusement, quels bois ? – et m’installer en haut d’un arbre pour me nourrir d’eau de pluie. Mais ça ne m’empêche pas d’essayer, de vouloir avoir un impact positif au maximum, d’être prête à entendre d’autres points de vue, d’évoluer encore et encore. Sans souffrir. Et si ça emmerde des gens, c’est pas mon problème, les enfants.
Je n’ai plus d’étiquette. Au resto, je commande végé ou vegan la plupart du temps, sans spécialement me faire remarquer. Si on me demande, j’explique rapido. Pas le passé, la souffrance, la honte. Je dis, j’essaie de réduire au maximum. J’évite les engueulades vaines. J’accueille les discussions. Je mange beaucoup de falafels, je fais des brownies aux haricots rouges.
Je fais la paix. C’est un process.
Et c’est cool.
Laura

Dessin au feutre: Ciel bleu, une montagne en fond au centre. De la végétation de part et d’autre. Au pied de la montagne une femme en kimono fait du tai-chi.
Illustration par N.O.