C’est la première fois que je l’écris, tu sais.
Je l’ai déjà dit, parfois, juste comme ça pour parler, tu vois.
J’avais pas plus de quatre ans. J’ai vérifié après, avec les vieilles photos de Noël. La cloison était encore là, donc j’avais pas plus de quatre ans, c’est bien ça.
C’était beau dans le verre. Une couleur chaude et dorée. Un couleur comme on n’en voit pas. Ordinairement, dans le monde des enfants. Alors j’ai bu, j’étais attirée. C’était bon et rassurant, fort et frappant, tu vois. Ça brûlait la langue et explosait la tête de sommeil. Plus rien n’était comme avant. J’étais sereine, j’étais une petite reine. Sûre et fière de moi, j’avais fait ce qu’il ne fallait pas.
J’avais bu plusieurs petites gorgées, comme ça. En combien de temps, je ne sais pas. Mon oncle disait à ma tante : « C’est toi qui as bu dans mon whisky ? »
« Mais bien sûr que non, moi je suis dans la cuisine. »
« Mais ça ne peut être que toi, il n’y a que toi dans la maison. »
(C’est là que j’ai appris que j’étais invisible.)
« Mais non chéri, c’est pas moi. »
Et ils riaient. Ils pensaient que chacun faisait une blague à l’autre.
Que c’était drôle alors !
Et moi je continuais, c’était bon, et drôle, et j’étais invisible.
Les soirs ont passé, les années ont filé, je me suis retrouvée mariée.
Invisible. Avec un mari dans un foyer. Un foyer rassurant, lénifiant mais sans argent. Avec un mari dans un foyer rassurant devant la télé. Devant le film du soir, devant les deux films du soir. Avec un verre ou deux avant le film et après aussi pour bien dormir, parce que c’est le confort le foyer la maison la sécurité la normalité endormante, enfin j’y suis arrivée. Je regarde ce film pleine d’une quiétude écœurante et je me demande si je vais me servir un verre ou deux de whisky ou de vodka après le film, le premier film du soir.
Je me le demande, je me le demande vraiment. Et là, je me souviens vaguement de qui j’étais. Que j’étais de cette bancale et curieuse famille, avant tout et contre tous, celle des artistes et ici des cinéphiles pour qui chacune de ces histoires est une partie de nous et du monde, du monde qui vit à travers nous, ces histoires qui sont là, pour nous prendre vers l’univers.
Je me suis demandée ce que je foutais là. Et là, j’ai vu.
À ma droite, un sentier de campagne un ciel doré et chaud, c’était beau, serein et gai, bucolique et charmant, vraiment, quelques arbres qui poussaient n’importe comment juste pour montrer que la vie parfois, c’est n’importe quoi, mais c’est vraiment pas grave tout ça.
Et puis à gauche, seule, c’était moi, vieille grise dans la pénombre, dans une mansarde, la tête courbée, affalée dans le fauteuil, le regard plus là, invisible.
J’avais le choix.
J’ai dit : « Non mais ça va pas ? »
J’ai attendu la fin du film. Sagement. Et là, je me suis levée. J’ai pris les dernières bouteilles et je les ai versées dans les cabinets. Comme dans les films. J’ai fait ça.
J’ai commencé à remonter le chemin, ma balade, j’avais mal aux jambes, mais tout était bien.
Et je me suis regardée dans le miroir, il y avait dix ans de trop sur mon quart de siècle, mais j’étais debout, visible.
Céline Cerighelli

Dessin au feutre : une personne en position du lotus surmonte des vagues rouges que ses longs cheveux bleus rejoignent. Elle est entourée de fleurs. La lune en ses différentes phase la surplombe, noire.
Illustration par N.O.
Merci.