Je suis issu, comme la plupart des témoins, d’une famille consommatrice de viande qui, sans vouer de culte à l’ingestion de chair animale, a vu sa pratique évoluer au fil des décennies. L’on raconte encore le temps où, pour mes parents, la viande représentait cet achat luxueux, un “produit” noble et rare, que la famille consommait le dimanche, messe d’un autre type, apparaissant comme nécessaire pour la forme et fête pour le goût.
Il n’est jamais aisé enfant, adolescent, jeune adulte, quel que soit notre âge, de comprendre les changements sociétaux qui modifient les comportements sociaux, d’appréhender les processus, intérêts à l’œuvre autour de nous, aussi bien dans nos rapports quotidiens aux autres qu’à travers les normes diverses qui se transforment et nous façonnent.
Le glissement de terrain psychologique qui s’opéra pour la chair animale, à l’instar peut être d’à peu près tout ce que l’on jugea consommable, lors de « l’éveil » d’une immense classe moyenne, pourrait être symbolisé par l’objectivation d’une pensée économique, qui put prendre pousse sur le terreau d’après-guerre gorgé de révolutions industrielles et technologiques.
Il fallait produire plus et plus que les autres : le bien-être social, culturel, et in fine humain, s’indexèrent sur celui de l’économique. La force, la vigueur d’un pays se jugèrent désormais sur sa croissance. Des niches d’intérêts surgirent et s’épanouirent hors des flots ; des groupes d’États, de nations, d’entreprises fixèrent les règles et les accords. L’appareil médiatique naissant, orienté élégamment par de gentils lobbys, convint des normes et nécessités de l’ensemble.
Le terme viande viendrait du latin vivenda, ce qui sert à vivre. Le sens originel, tombé en désuétude nous rapporte le Littré, signifiait « toute espèce d’aliment, tout ce qui est propre à soutenir la vie ». Il serait tentant d’identifier les comment et les pourquoi de la métamorphose rapetissante de « tout ce qui sert à la vie » à « chair animale ». Ce qui est plus sûr, c’est que pour une grande majorité d’individus français que nous, végétariens, rencontrons, la viande, en tant que chair animale, est nécessaire et indispensable à la vie. Elle procure force, forme, vigueur (virilité, esprit d’entreprise ?).
Jusqu’à récemment, les végétariens – véganes n’étant qu’un terme obscur, abscons – apparaissaient sous la forme vague, floue d’un sympathique patatoïde ; l’on pensait pêle-mêle à des écolos, ces apôtres de Gaïa, la Terre verte, à des hippies, personnes n’ayant même plus la force de chasser en forêt, supermarchés et/ou brasseries, à des êtres marginaux, que leur forme de bonté apathique rendait hélas incongrus face aux exigences carnassières de ce monde, à des individus-moines appartenant à des courants religieux lointains, exotiques…
Nature naturante, les outils de contrôle sont aussi ceux de liberté dirent certains, et l’explosion non-contrôlée des moyens de communication et de diffusion des informations permit de tracer des voies/voix hors des can(y)ons subtils des chaines officielles. Le terme « d’élevage intensif » se teinta de « conditions de vie et de mort abominables », de « pollution des sols », de « rapport kilo de viande/eau potable utilisée »… L’animal, considéré il y a peu comme un meuble dans le droit français, étendit et colora son prisme de « sensibilité », « cognition », « intelligence », « bonté ». L’on se rappela peut-être que l’humain est un « animal raisonnable ». Un meuble doté d’âme ?
Bref, je fais partie ici de cette seconde ou troisième génération de végétariens. Ayant la chance de partager ma vie avec une végétarienne, puis végane de longue date, je devins ce que l’on nomme aujourd’hui flexivore, puis, suivant un processus logique, végétarien. Mon choix ne fut pas celui, comme elle, de me battre en sus contre les idées reçues et les normes pugnaces de l’époque, mais de simplement mettre en adéquation ce que je savais, ce que je ressentais, et ce que je pensais devoir faire en tant qu’individu existant (mon étant), et en tant qu’individu appartenant à une organisation sociale, en devenir.
J’insiste sur l’importance de la décision, et de sa cristallisation, tout autant que sur les convictions qui nous y amènent. Pour ma part, l’abjection, la colère, la peine que m’évoquent les abominations quotidiennes, généralisées et à une échelle pantagruélique que subissent les animaux, sont conjointes, intimement liées à la volonté philosophique, quasi-constitutive, de ne plus tuer-manger d’être-vivant, d’autant plus lorsque nous avons la possibilité de produire et de consommer de la nourriture alternative, toute aussi apte à la pérennité de l’art de la table, d’une cuisine subtile et délicieuse.
Certes, au hasard des pérégrinations, comme un oiseau pépiant d’arbre en arbre, j’entends encore : « – Mais le jambon, ça va, tu en manges, ce n’est pas de la viande ?
« – Oh, vous ne savez pas ce que vous manquez !
– Et les carottes, elles ne souffrent pas les carottes ?!
– Vous êtes végétariens parce que vous êtes malades ?
– L’homme est un prédateur ! – Vous n’avez pas de carences ? – C’est trop cher ! …»
Vint alors et toujours la possibilité pour l’oiseau de changer d’arbre, ou de seulement modifier son nid, ou, comme dirait un certain Gilles, d’aimer son arbre et de faire rhizome…
Fab
Illustration par Funky Freaky Cookie