Tu t’es présenté à nous comme le bon samaritain, celui qui allait nous sauver des griffes de mon alcoolique de papa.
Maman n’attendait qu’une chose depuis des années : partir, nous emmener loin, ma sœur et moi, et nous offrir une meilleure vie.
Toi, tu l’as sûrement aidée, tu lui as donné la force nécessaire pour aller au bout de son envie.
Nous nous sommes rapidement installés tous ensemble, tu étais quelqu’un de tellement gentil, artiste, rêveur, poète, tu nous apportait l’amour, celui qu’il nous fallait à ce moment là.
Les mois passaient, maman se reconstruisait et goûtait à ce bonheur tant mérité. Sa vie reprise en main, elle décrocha un boulot sur Lyon alors que nous étions toujours sur Romans.
Une organisation était nécessaire.
Toi, travaillant comme bon te semblait ta peinture, tu as proposé de t’occuper de nous pendant son absence.
Maman partant la semaine, ne rentrant que les WE, nous étions seules avec toi, tous les soirs, tu t’occupais bien de nous, attentionné et gentil.
Lucie t’appelait « pipi françou », rapidement cela s’est transformé en « papa », elle était si petite…
Du haut de mes 11 ans j’ai commencé à percevoir ton problème avec l’alcool, toi qui pourtant criais haut et fort que jamais Ô grand jamais tu étais ainsi.
Maman avait quitté un papa alcoolique pour se retrouver avec un homme qui avait le même soucis, elle s’en est aperçu aussi mais a fermé les yeux pensant à une erreur de parcours.
Un soir, tu me demandes de te frotter le dos, je m’exécute, pensant à un geste tendre qu’une fille peut faire à son « papa », tu grognes d’extase et te retournes brusquement face à moi, tu étais nu et tu me demande de te caresser le sexe.
Je suis choquée et je comprends que ce geste n’est pas normal, je refuse catégoriquement, tu n’insistes pas.
Les jours passent et tu instaures de nouvelles habitudes, celles de devoir t’embrasser sur la bouche pour te dire « bonjour » et « bonsoir », celle également de devoir se doucher la porte ouverte, tu faisais des va-et-viens incessants durant mes douches.
Je n’ai plus d’intimité, tu parle souvent de sexe, un humour « gras » à la Bigard qui me donne la nausée, tu as des mains baladeuses souvent, très souvent, sur ma poitrine, prétextant vérifier si elle « pousse ».
Maman nous trouve un cocon sur Lyon, nous emménageons tous les quatre pour démarrer une nouvelle vie.
Papa décède brusquement, tu m’interdis de le pleurer, tu m’interdis d’en parler.
Maman est souvent absente, travaillant dans le commerce, ses horaires sont invivables, je prends donc le rôle de « femme » à la maison, je m’occupe de l’intendance, de ma soeur, et de toi…
Tu es demandeur « d’amour », je dois souvent te câliner, t’embrasser, cette porte toujours ouverte, tu aimes me regarder, tes mains s’égarant là où c’est interdit.
Après ma poitrine souvent caressée, mon sexe est pris à parti, ma pilosité est source de discussion.
Ton alcoolisme de plus en plus fort, je fais également office de coursière pour toi, te ramassant souvent par terre, tu te permets des mots et des gestes plus forts dans ces moments-là, je me laisse faire, rejetant la faute sur l’alcool, je me déteste !
Une colère en moi se dessine de plus en plus grandissante, je te hais et pourtant j’ai pitié, je me tais pour ne pas gâcher ce bonheur tant mérité à maman.
Je grandis et deviens femme, ton regard change aussi.
Je me rebelle assez souvent, nous nous querellons régulièrement, toujours dans le dos de maman, les journées sont longues et elle n’est pas là, ton manège, elle ne le devine pas.
Un jour, une grosse dispute éclate entre nous, nous nous couchons fâchés, tard dans la nuit, j’entends le parquet grincer, je vois la porte de ma chambre s’ouvrir, tu entres, te mets à genoux à côté de mon lit, tu t’excuses, je te pardonne, tu me caresses les seins, je te pousse, tu insistes, tes gestes sont forts, tu descends ta main dans ma culotte, je la retire, tu l’as remets, y glissant un doigt, je te jette brusquement, te menaçant de réveiller maman si tu continues.
Sous la menace, tu t’arrêtes, tu t’excuses d’avoir fait ça, me demandant de me taire pour ne pas affoler maman, c’est l’alcool qui te fait tourner la tête, selon toi.
Je rencontre Maxime, le premier garçon que j’aime, le premier avec qui je découvre ce que c’est que de faire l’amour.
Tu es jaloux, m’empêchant souvent de le voir, te comparant à lui, tu en deviens aigri.
Je m’accroche à cette histoire qui me fait oublier ce quotidien infernal que tu me fais vivre.
Maxime, un jour, vient chez nous, nous passons l’après-midi ensemble dans ma chambre. Au moment de son départ tu lui dis « au revoir » puis tu lui montres ton sexe, et tu me demande si elle est aussi « grande » que la sienne, sur le ton de l’humour. Maxime rit jaune et me regarde abasourdi par ce comportement excessif et déplacé.
Après son départ, tu continues, tu m’interroges sur ce que nous faisons ensemble, comment, je dois te donner des détails, les plus intimes, me menaçant de ne plus avoir le droit de le voir si je ne réponds pas à tes questions, tu me dis que c’est normal, que c’est pour me protéger… je m’exécute, m’arrachant les mots, les larmes coulent le long de mes joues, tu es fier !
Nous entrons dans un cercle vicieux : si je veux obtenir des choses de ta part, je dois le payer au prix de ma chair, des caresses, des réflexions sur mon physique, ce harcèlement quotidien qui me ronge de l’intérieur.
Je compense cette colère par le sport, le karaté, m’apprend à me contrôler et me donne de l’assurance, je me sens plus forte et me laisse de moins en moins faire, te remettant souvent à ta place.
Anthony entre dans ma vie, je suis amoureuse, je découvre une nouvelle vie, loin de cette prison dans laquelle tu m’enfermes et dans laquelle je n’arrive plus à vivre, j’ai envie de mourir pour que tout cela s’arrête, j’ai envie que tu meurs pour que tu arrêtes.
Je rêve souvent que je te tue avec un couteau de cuisine.
Une après-midi je te retrouve par terre, une flaque de sang sous ta tête, tu ne bouges plus, je t’ai laissé comme ça, une heure, priant pour que tu sois mort et que tu brûles en enfer, mais ma bonté à refait surface, et par souci d’intégrité je suis allée voir comment tu allais, tu étais tout simplement tombé sur l’arcade, d’où le sang, et tu t’étais endormi comme tel, j’ai maudit le destin.
Un soir, rentrant d’un de mes cours de sport, je retrouve maman dans la cuisine qui me dit que tu souhaites me voir pour que je puisse te dire « bonne nuit ». que tu n’es pas très bien, elle sait que nous sommes en conflit et que je ne te supporte plus, elle pense que c’est à cause de la pression que tu me mets sur mes notes et toutes les interdictions que tu as mis en place, j’y vais par pitié et pour faire plaisir à maman, pour essayer d’apaiser les tensions.
Tu es assis sur le lit conjugal, dos à moi, nu, je contourne le lit, m’approchant de toi je te retrouve en érection, tu me souris et me murmure « regarde dans quel état tu me mets ».
J’ai envie de te cracher dessus, je te traite de « gros porc », tu me dis de me taire, je suis en colère contre toi et surtout contre moi d’avoir cru un instant que cela partait d’un « bon » sentiment.
Me taire je ne peux plus, je me sens forte et prête à t’affronter.
À table, tu me piques, je te réponds et te demande d’arrêter tout ça maintenant, tu me relances, tu es blessant et humiliant, une tornade m’empare, je me lève, te regarde droit dans les yeux et te dis mot pour mot de ne plus jamais m’adresser la parole, de ne plus jamais me toucher, que tu es à partir d’aujourd’hui un étranger pour moi, ni politesses, ni contacts, tu n’es rien pour moi, tu es invisible et inexistant.
Tu es en colère, une colère noire mais tu vois que tu n’as plus le dessus, que ce ne sont pas des paroles en l’air, que tu n’as plus aucune emprise sur moi.
Maman se rend compte de la cassure, me demande ce qui se passe, je lui dis que je ne veux plus avoir à faire avec toi, plus jamais, elle lis la détresse dans mes yeux et respecte ma décision, elle même se posant des questions sur son avenir avec toi.
Je la pousse à te quitter, lui montrant que tu n’es pas quelqu’un de bien pour elle, elle le sait mais n’arrive pas à trouver les bons mots pour que tu partes.
Elle te laisse l’été pour te retourner et trouver une solution pour ton départ.
Je suis soulagée, je me dis que cet enfer sera bientôt fini, ce harcèlement quotidien sera bientôt derrière moi.
Un soir, toi couché cuvant ton alcool, nous discutons maman et moi de la journée de demain, j’ai signé un CDD d’un mois dans le même magasin qu’elle.
Un job d’été en attendant la rentrée scolaire, au milieu des vacances d’été, difficile pour elle de trouver une solution de garde pour Lucie.
Tu t’es proposé à t’en occuper, prétextant l’avoir toujours fait, maman accepte par confiance et par obligation, n’ayant pas d’autres possibilités.
Je suis excitée par ce boulot de « grande » qui m’attends, loin de toi.
Pendant le dîner, Lucie se mit à pleurer, elle dit qu’elle ne veut pas rester avec toi, elle supplie maman de faire autrement, mais celle-ci lui répond qu’elle n’a pas le choix, que ça va aller, que tu es gentil avec elle et que tu t’en occuperas bien comme tu l’as toujours fait.
Les larmes coulent sur ses joues, les mots ont du mal à sortir, mais mon sang ne fait qu’un tour, je comprends…
Je comprends qu’elle vit un enfer de son côté, je l’interroge, elle hurle qu’elle ne veux plus que tu lui fasse vivre ça, les rendez vous dans la chambre, les doigts, ta langue, sa langue…
Je crois devenir folle, que tout ceci est un cauchemar, je ne comprends pas comment j’ai pu être aveugle, il était si différent avec elle. Gentil mais pas trop, assez dur, peu de tendresse, aucun mot, ni gestes qui ne laissaient présumer que nous étions dans les mêmes ténèbres toutes les deux.
Je me déteste d’avoir rien vu venir, d’avoir jamais pensé que tu pouvais la maltraiter comme tu savais si bien le faire, et ces marques de cigarettes sur ses bras qu’elle avait eues petite ? Cette rêveuse, toujours ailleurs dans son pays imaginaire, sûrement pour fuir sa vie !
Je profite de ce moment pour me livrer moi aussi.
Maman est choquée, ne disant plus un mot, elle nous prend toutes les deux par la main et nous partons.
Nous arrivons au commissariat, nous sommes prises en charge rapidement, envoyées dans d’autres bureaux spécialisés dans ce genre d’affaire.
La procédure se met en place, nous passons la soirée à parler, à nous livrer, nous portons plainte, maman veut te faire payer.
Les policiers nous expliquent que demain matin à la première heure ils viendront te chercher pour te mettre en garde en vue, que notre enfer s’est arrêté ce soir.
Nous passons la nuit loin de toi.
Tu as sûrement  deviné quand tu t’es réveillé et que tu nous as pas vu ce qui se tramait, que pour toi c’était fini, quand les policiers sont venus te chercher, tu les attendais, tu avais même préparé tes affaires pour partir.
Nous t’avons vu te faire embarquer au loin.
De retour chez nous, sans ta présence, un sentiment étrange plane, comme celui d’une liberté durement retrouvé, au prix de notre chair et de notre âme.
Je cherche mon chat Charly en vain, lui qui pourtant répond présent à coups sûrs, nous fouinons dans les moindre recoins, pour le trouver, sous mon lit, tétanisé.
Il a du sang sur son nez, sur sa tête, sur son corps, des coups, tu t’es vengé pendant notre absence, tu l’as battu à mort mais il a survécu.
Tu enchaineras 48 heures de garde à vue pour une incarcération immédiate.
Il se passera 2 ans avant que le jugement se passe.
Durant ces 2 ans nous avons essayé de nous reconstruire, nous avons apprécié chaque seconde de vie sans toi, pensant à l’enfer que tu devais vivre derrière tes barreaux, je m’imaginais les détenus te massacrant et je souriais.
La date approchant, l’angoisse de te revoir pris le dessus, ressasser toute cette histoire devant ces avocats, ces juges, ces étrangers qui ne soupçonneront jamais l’enfer que tu nous as pu nous faire vivre.
3 jours dans ce tribunal, une journée relatant les faits, une journée parlant de nous, et une journée parlant de toi.
Ton avocat place sa défense en m’accusant de manipulation, je suis la manipulatrice, celle qui a manigancé tout cela par vengeance.
C’est dur mais je me sens forte, je n’hésite pas à te regarder droit dans les yeux, ce n’est pas moi qui aie les menottes mais bien toi, je lis la haine dans ton regard, j’ai l’impression de t’entendre me dire que tu me retrouveras et te vengeras, tu me glaces le sang.
8 ans, tu écoperas de 8 ans, c’est presque le même nombre d’années que tu nous as volées, en nombre, mais pas en mal que tu as répandu… Aux blessures irréversibles que tu as causées.
Il te reste 1 an à faire, en ce moment je pense souvent à ta sortie, et si je te croisais ? si tu me cherchais ? si tu voulais te venger ?
J’ai cette peur qui me ronge comme un rat qui grignote un cadavre.
Fanny
Illu VOLEURS D'AMES - BD
Illustration par Tracy