J’ai pensé, enfant, que les prêtres avaient des pouvoirs surnaturels.
J’entrais à l’église et j’étais bombardée d’images obscènes, je veux dire auto-bombardée, d’images de bites qui ponctuaient mes prières, que je conjurais et qui réapparaissaient. Je vivais au milieu d’une mythologie où Dieu me regardait constamment, ces images étaient le fait du trac qui m’envahissait lorsque j’allais chez lui, chez Dieu, dans sa maison, au minimum une fois par semaine, sous l’autorité de mes parents. J’envisageais les prêtres comme ses sbires télépathes, qui pouvaient entrevoir toute l’horreur de mes pensées, inspirées par les descriptions très précises de ce qui était impur et interdit.
Lorsque l’intimité n’existe pas, on pourrait décrire sa propre existence, ou disons son identité comme une carte sans frontières ; ainsi, mon corps était sans cesse traversé par des pensées impies, par l’esprit de Dieu, par celui de l’esprit saint lorsque je communiais ; mon journal intime était lu. J’allais me confesser, fouillant dans ma mémoire des actes qui pouvaient m’être reprochés. J’espérais avoir les transes de Sainte-Thérèse ou les états de grâce dont ma mère bénéficia – d’après elle – quelque fois, faisant d’elle et à mes yeux quelqu’un de spécial et de choisi. Malheureusement et malgré tous mes efforts, je n’y ai jamais eu droit.
Au fur et à mesure, ma foi s’est étiolée, du fait des déceptions entre mes devoirs et ce que je recevais en retour. Les extases, le parfum diffus et suave des lys tombant du ciel, les apparitions, le don d’ubiquité, les guérisons miraculeuses, je n’ai eu droit à rien de tout ça. Je priais de toutes mes forces, j’essayais d’avoir un comportement parfait et exemplaire, mais rien n’y faisait : les seuls lys que je croisais étaient ceux en plastique disposés bien au sol et devant les statues des saints, j’avais beau scruter l’horizon, jamais la vierge ne me fit le plaisir d’une visite fût-elle brève et succincte, je suis restée asthmatique même après le bain de Lourdes et les seules extases que j’avais étaient plus du fait de la découverte de mes organes génitaux que du saint esprit.
J’entendais partout le mot amour. Amour de Dieu, amour du Christ, amour. Aimer c’est donner, aimer c’est se donner, aimer c’est chanter avec et pour ses frères.
J’ai un jour tenté un geste d’insubordination en me taisant. Ma mère m’a alors montré une phrase au début du missel, en me fusillant du regard : « Celui qui ne chante pas renie ses frères ». J’adorais chanter, je chantais partout, dans la douche, dans la voiture, dans ma tête. Je n’avais pas encore envisagé de chanter à contrecœur. En obtempérant, j’ai vécu un des moments d’humiliation les plus violents de ma vie, ce qui a marqué un point de rupture avec ma mère, avec l’église et avec Dieu. En revanche, ce fut un traumatisme fondateur : par ma bouche ouverte de force, je me suis comme accouchée dans un espace désormais mien : la rage.
Amour
Comment savoir si mon tempérament exceptionnellement amoureux s’est hypertrophié à force d’avoir été contrarié ou si je jouis « naturellement » de ce tempérament. J’ai voué à l’amour une quête sur le sens, sur ce que ça peut être : un subtil mélange chimique et phéromonal, une conscientisation de l’éphémère, des histoires sans cesses ressassées au cinéma, des chansons du Moyen-Âge sur les deuils, des rencontres éthyliques avortées et totales, le mariage, l’empathie de tout ce qui respire, les stratégies de séduction, l’humanisme.
Je ne m’étendrai pas à raconter les détails de mes premières expérimentations polyamoureuses ; je peux juste dire qu’elles ont été douloureuses, fondatrices et transcendantales. Douloureuses car j’ai été jugée, fondatrices parce que je me suis choisi une nouvelle famille – au sens large -, transcendantales parce ce que l’amour, lorsqu’il est vécu en toute liberté, est une grâce.
On pointera souvent du doigt les faiblesses et incohérences des relations dites « déviantes ». Ces histoires-là ne marchent pas, sont difficiles, ne se finissent pas bien. Il serait simple pour moi d’énumérer ce pour quoi je n’adopte plus l’exclusivité, prenant pour exemple des scènes malheureuses de couples dysfonctionnels et cependant hétéros et fidèles en apparence ; mais en réalité, je ne croirais même pas ce que je raconte. Ce serait une simple manœuvre dialectique et ce serait manquer de respect à ces personnes.
La conception de liberté est intime et propre à chacun, et c’est pourquoi je défends les travailleurs du sexe, la liberté de culte et d’expression, l’IVG et la contraception, le port du voile, en somme et au final des modes de pensées et d’actions qui semblent se contredire s’ils ne suivent que les dogmes et non les messages essentiels.
Je ne pense plus aujourd’hui que qui que ce soit ait accès à mes pensées profondes et quand bien même ce serait le cas, (en ce qui concerne l’existence de Dieu) il me semblerait tout à fait improbable que celui qui a créé le big bang, les bosons, les supernovæ, le temps et tout le reste des innombrables choses que l’on ignore soit outré par nos préférences sexuelles.
Pour ce qui est de ma responsabilité quant aux éventuelles douleurs que je peux causer à mes partenaires (j’entends aussi parler beaucoup de ça), je ne vois pas en quoi je suis plus dangereuse qu’une autre personne. En toute objectivité, le travail m’a plus dégradée que toutes mes histoires d’amour (et je n’en ai pas eu que des fleuries). Lorsqu’on rencontre un chef d’entreprise, ou un grand patron, pourquoi ne lui demande-t-on pas à lui comment il vit sa position de tortionnaire ?
Parce que je suis capable d’être amoureuse de plusieurs personnes en même temps, je suis quelqu’un de dangereux ? Par pitié, adressez-vous aux bonnes personnes ; je pense que les sociopathes ne manquent pas, alors soyez courageux et allez vous battre pour des causes un peu plus fraîches que celles de chier sur des gens qui s’aiment ou essaient d’exister tels qu’ils sont.
Et puisqu’on aborde le sujet de la douleur, personne ne se demande ce que ça me fait de comprimer ma libido. En psychanalyse, la libido s’oppose à la mort, la pulsion de vie contre la destruction. Empêcher l’amour, provoquer de la honte de soi, c’est tout simplement criminel.
Chaque relation est – selon moi – un territoire à négocier pour que chacun puisse y trouver comment être heureux ; je ne me cache pas d’avoir besoin de relations multiples. Je tâche ensuite de trouver un terrain d’entente avec la/les personne(s) que j’aime. Sans vouloir être arrogante, il me semble plus simple de référer ses actes selon des règles dogmatiques – qui tiennent plus rigueur de l’acte en soi que de son intention – que de réfléchir en fonction de chaque cas de figure. Tenir compte de la complexité de chaque situation relationnelle sans se cacher derrière un mode d’emploi me semble plus pertinent pour négocier et donc « réussir » une relation.
J’ai menti ? Oui. J’ai dissimulé ? Oui. J’ai blessé des gens ? Sans doute.
Mais parfois la morale ne nous laisse que peu de choix, surtout dans les milieux et éducations religieuses : tricher ou être esclave. J’ai aujourd’hui identifié et accepté ce que j’étais et je propose des « contrats » simples et clairs et si on n’est pas content de ce qui s’y passe, et qu’on en souffre, on peut en partir quand on veut. Si tu souffres d’envie, de jalousie, de projections, si tu souffres du fait que je ne suis pas celle que tu voudrais que je sois, je regrette, mais c’est ton problème et je t’invite à te débrouiller avec tout ça.
Nous avons déjà fort à faire avec la maladie, la mort, l’infertilité, les choix géographiques, l’amour non-réciproque, le chômage. Guérir d’une phase terminale est impossible. Habiter deux endroits simultanément est impossible. Tomber enceinte après une ablation de l’utérus est impossible. Tomber enceint lorsqu’on est un bio-homme également. On n’a pas eu le choix de son physique, ni de son environnement de naissance. En ce qui concerne mon existence, je préfère donc m’en tenir à ce que je ne pourrai jamais réellement faire ni être. Pour tout le reste, je me donne – et souhaite à chacun – une marge de manœuvre maximale. Et entretenir plusieurs relations amoureuses, je l’atteste, c’est tout à fait faisable.
Pour ce qui est de passer d’un corps à l’autre (j’éveille souvent les curiosités sur ce terrain-là), ça n’est bien sûr pas tout le temps évident ; vivre libre alors qu’on nous enseigne constamment l’inverse est très perturbant. On ne se débarrasse pas de tout son conditionnement en organisant une pensée fût-elle cohérente et équitable : le mental se construit, la pratique, comme son nom l’indique, doit être éprouvée.
J’ai une fois imaginé que mon second partenaire recevait des bactéries du premier, jusqu’à ce que ce dernier m’ait raconté non sans gêne s’être envoyé un Big Mac quelques heures avant que l’on s’embrasse. J’ai alors pensé qu’à mon humble avis, la bite de mon amant doit être plus propre et de fait mieux traitée qu’un steak provenant d’un animal considéré comme de la matière inerte, abattu avec barbarie et distribué par une chaîne qui considère ses salariés comme de la merde.
Ça a ouvert alors tout un champ de réflexion sur tout ce qui passe dans et par ma/nos bouche(s) ; Je peux en effet sucer deux bites dans la même semaine ; en revanche, je fais très attention à ce que je dis.
Beaucoup de ceux qui se soucient de ce qui entre dans ma bouche feraient bien de méditer sur ce qui sort de la leur.
Il s’agirait à un moment d’identifier ce qui est réellement toxique pour les autres : le jugement : toxique. Les pipes : pas toxique. Les big Mac : toxique. Humilier quelqu’un : toxique aussi. La réflexion, la tolérance : c’est difficile mais c’est pas toxique.
Par ailleurs, toujours sur le corps, les paradigmes le concernant nous le font mal considérer et méconnaître : une bouche et un sexe sont bien plus propres que des mains. En gros, je donnerais plus de microbes à mon partenaire en l’embrassant après avoir baisé la main du pape qu’après avoir léché quatre paires de couilles.
Ceux qui préfèrent les dogmes à la réflexion ne sont même pas des lâches, ce sont juste des fainéants.
Un amour de vacances
Émue par une aventure d’été, je me confiais à deux filles, une copine et une que je connaissais moins. Enturbannée dans un tissu africain, engagée dans une compagnie de théâtre mutualiste, l’imaginant féministe, je livrais sans difficulté le souvenir frais de cette rencontre. Ayant compris que j’étais déjà dans une relation (sans qu’elle en sache les clauses, mais peu importe), elle m’a sifflé, droit dans les yeux et l’air quelque peu répugnée, « Je ne sais pas comment tu fais ».
Il s’est alors passé quelque chose de très intéressant ; la première avec qui j’étais en connivence (ayant pratiqué l’amour pluriel également) s’est rangée du côté de la seconde, invoquant les erreurs du passé qu’elle ne reproduirait sans doute plus, car elle aussi, ne pourrait a priori plus refaire ce type d’expérience. Cette conversation m’a rendue triste, mais elle m’a permis de savoir ce que je dirai la prochaine fois que je suis face à un jugement, et quel qu’il soit, qu’il me concerne moi ou qu’il concerne un tiers : « Je ne te demande pas de me comprendre. ».
Je te demande en revanche de ne pas te permettre, de ne plus penser avoir le droit de me poser des questions triviales ou de me faire part de tes réflexions vulgaires.
Je n’ai jamais eu l’idée de dire “je ne sais pas comment tu fais” à une amie qui venait d’accoucher même quand ça me paraissait aberrant de sortir un être du chaos pour le donner à une vie qui n’en finira pas de le broyer.
J’ai toujours été sincèrement heureuse pour les futurs mariés, même si je ne comprends pas bien l’idée d’une promesse que personne ne peut être sûr de tenir.
Je ne sais pas comment font les croyants pour rester croyants, je suis pourtant très touchée par la foi de ceux qui pratiquent une religion, si toutefois cette pratique est au service d’un amour universel.
Il faut organiser le réel également en fonction de ce qu’on ne comprend pas.
Considérer et respecter ce qui nous est étranger, aménager des espaces de réflexion, sans cesse être curieux, se réjouir du bonheur des autres, même si c’est une forme de bonheur que nous ne comprenons pas et qui ne conviendrait pas à tout le monde ; il faut accepter d’être bouleversé et accepter l’idée que la pensée est sans cesse en mouvement.
La liberté est plurielle.
Nadia

Dessin d’une croix chrétienne : le fond est bleu en bas de la croix et devient un ciel nocturne en haut. Sont représentés tout plein de symboles à l’intérieur de cette croix bleue. Au centre, un cœur entouré d’une couronne d’épines avec des flèches noires de chaque côté, partout autour : des boules de glace, une vulve, un serre-tête en oreilles de lapin, une banane ouverte, des sucettes en forme cœur, une bouche qui sourit, une qui tire la langue, un demi abricot, un cœur, un carré rouge, des fleurs dont une avec une bouche, des phallus qui éjaculent, une grosse serrure, un sceptre noir, etc.
Illustration par Prisma (Instagram @museprisma)
J’ai absolument adoré votre texte! Merci infiniment.
J’aime beaucoup le style de l’écriture.
Merci beaucoup pour ce texte.
Ça fait un bien fou !
Merci pour ce texte magnifique.