Je suis né à Paris. J’ai grandi dans sa banlieue.
Mon père est né à Djembéring au Sénégal, comme au moins les quatre générations avant lui. Il a grandi à Dakar, et est venu en France à vingt ans, dix ans avant de rencontrer ma mère.
Ma mère est née à Saïgon, en Indochine. Contrairement à mon père, elle n’avait pas vraiment la couleur locale. Elle était fille de colons, et ces gens ne se mélangeaient pas aux autochtones. Ma mère ressemblait à ses parents savoyards et franc-comtois : la peau blanche et des cheveux châtains bouclés.
Pour ma part, j’ai la peau couleur café-au-lait et une coupe afro sur la tête.
En France, quand je rencontre quelqu’un, très souvent cette exacte séquence revient :
” – Et d’où est-ce que tu viens ?
– De France.
– … Non mais, tes origines, tes parents quoi ?
– France et Sénégal.
– Ah, Sénégal !”
Sans exagérer, ce “Ah, Sénégal !”, je l’ai entendu au moins deux-cent fois ces dernières années. À titre de comparaison, des personnes qui ont repris le mot “France”, j’en ai rencontré cinq. Depuis ma crise existentielle de la vingtaine, je fais attention à ce genre de réponse et à l’impact que cela a sur moi. Eh bien, je ne l’aimais pas ce “Ah, Sénégal !”. Je ne l’aimais pas car je le vivais comme un déni de ma blancheur. La plupart de mes amis me considèrent comme noir, et ils considèrent aussi que je ne suis pas blanc. Or, j’ai beau chercher, il m’est bien impossible de me voir plus noir que blanc. Si on parle purement de couleur, je suis aussi loin de me confondre avec mes souliers noirs qu’avec mes baskets blanches. Si on parle de ces “races” fantasmées, je suis tout autant blanc que noir donc soit l’un et l’autre soit ni l’un ni l’autre. Culturellement, mon père ayant intégré la culture française avec zèle, j’ai reçu une éducation très blanche, je suis sans aucun doute possible un occidental plus qu’un Africain. J’aurais aimé que les autres soient d’accord avec moi sur qui je suis, mais malheureusement je n’ai que rarement eu ce privilège.
Alors pour me rassurer, je me disais que les gens étaient ignorants, qu’ils n’avaient pas eu à se demander ce que blanc et noir voulaient dire et qu’ils posaient des étiquettes grossières sur toutes les différences. Par exemple à cette jeune mère qui m’avait dit, suite aux pleurs de son bébé en me voyant, “il ne faut pas le prendre personnellement, c’est la première fois qu’il voit un noir !”. Exemple d’autant plus frappant qu’en voyage, quelques mois plus tard, au Sénégal, une autre jeune mère m’avait dit dans la même situation : “Il ne faut pas le prendre personnellement, c’est la première fois qu’il voit un blanc !”. Elles ne percevaient bien sûr ni l’une ni l’autre le casse-tête identitaire que cela pouvait être pour moi. Je comprenais cette ignorance mais tout de même, elle m’agaçait.
Puis j’ai déménagé en Inde et cette question est devenue systématique. Parfois même, une personne s’arrêtait devant moi dans la rue, me demandait “Quel pays ?”, entendait ma réponse puis repartait. Elle était devenue si omniprésente que j’ai fini par m’en accommoder. Malgré mon désir de me fondre dans le pays, j’étais manifestement un étranger. Moi-même, j’avais fini par y croire.
J’ai essayé de comprendre pourquoi on me posait cette question. Souvent, les gens eux-mêmes ne savent pas vraiment, ils me disent “comme ça, pour savoir, par curiosité”.
C’est une question qu’on pose sans réfléchir, mais pas sans raison.
Cela part même certainement d’une bonne intention : puisqu’on a remarqué une particularité de l’interlocuteur, parlons-en, cela permettra d’en savoir plus sur lui. “Ah ouaip, t’es trans, c’est la première fois que je rencontre un.e trans ! Raconte !” Sauf que pour la personne, ça peut être la millième fois que l’autre a remarqué son “originalité”, qui pour elle n’a rien d’original puisqu’elle vit avec tous les jours. Tout le monde n’a pas le privilège de ne pas être différent, de pouvoir parler de ses choix, de ses passions, de ce qui l’intéresse plutôt que de son état-civil ou de ce qu’il est depuis sa naissance.
J’avais cru en France que la vraie question était “Pourquoi n’es-tu pas blanc ? Ah, Sénégal !”. Mais les Indiens ne sont pas blancs. Alors j’en suis arrivé à “Pourquoi es-tu différent ?” La question inconsciente, celle qui intrigue, celle qui démange, qui fait qu’on me pose la question bien plus vite qu’à un indigène.
Inconsciemment, à chaque fois qu’on m’a demandé “D’où est-ce que tu viens ?” j’ai entendu “Puisque tu n’es pas d’ici, d’où est-ce que tu viens ?” Alors moi qui me suis toujours considéré comme quelqu’un d’ici, j’ai entendu le rejet là-dedans. Je n’accuse pas les autres d’avoir porté ce rejet, c’est moi qui l’ai entendu, bien enraciné dans mon inconscient. Mais j’attire votre attention sur la difficulté qu’il y a à ne pas se sentir rejeté quand on vous demande tous les jours d’où est-ce que l’on vient, alors qu’on aimerait simplement être là où l’on est.
Mathieu Senghor

Photographie d’une affiche violette où est représentée une tête humaine contourée et légendée par des petits dessins ; une rose des vents, la planète Terre accompagnée d’un cœur et reliée à un dessin de deux bulles signifiant une conversation, le symbole “différent de” (un égal barré) et une petite carte avec un emplacement signifiant la géolocalisation, accompagnée d’un point d’interrogation. Autour des petites étoiles blanches pour signifier l’activité de tous ces symboles.
Illustration par Ookah
www.ookahdesign.com
Très beau texte, par un homme dont le nom de famille est le même que Leopold Sedar Senghor
Signé : une ni noire ni blanche, une l’un et l’autre, antillaise.