J’ai vécu ma deuxième grossesse comme un trauma de neuf mois : sexuellement et donc physiquement et bien entendu, psychologiquement. Grossesse solo avant d’être mère célibataire. C’est donc de ce bouleversement faramineux que je veux parler ici, au creux de mon intimité déjà instable. Un géniteur abandonnique, un choix difficile mais sans équivoque, une seconde IVG ? Hors de question, être mère était un désir qui tournait à l’angoisse pathologique à l’aube de la trentaine, je ne m’en serais pas relevée.

Être laissée seule par le père dès l’annonce faite en transparence à celui-ci n’est pas non plus le trauma dont je viens parler mais il a été d’évidence sans précédent et d’une violence inouïe. Seule et enceinte, donc. On vous plaint, on vous juge, on vous conseille dans tous les sens. On vous décourage, on vous encourage, on vous motive, on vous démotive. Et surtout, on vous projette des clichés de maman célibataire, mais cette fichue grossesse solo, ma foi, on ne vous console pas de la vivre. On l’ignore. Simplement et radicalement.

J’avais des amants, avant. Et je savais qui était le père de mon fils comme j’aurais pu aussi en douter : tabou ultime et définitif d’ailleurs. Quel monde ! J’ai annoncé, petit à petit. Et petit à petit, mes amants m’ont abandonnée, ils ont déserté ma vie, ma personne et mon corps. Non pour la surprise éventuellement désagréable que ma grossesse mystérieuse représentait pour eux, pas pour ça. Ni par rejet de la libre personne polyamoureuse que je suis, mais bel et bien parceque toucher à mon corps ne les concernait plus et devenait une charge étrange, honteuse et bizarre.

Je n’ai même pas cherché à les solliciter, ces quelques mecs-là, pour trouver avec eux réconfort, sexe et tendresse. Je savais que je ne méritais aucune légitime existence dans leur vie avec mon bébé in utero : « Tu es enceinte ? Bravo, féloches et ciao ! » Me fréquenter leur posait problème. Que dirait-on d’eux ? Que penserait-on d’eux ? De secrètes liaisons banales, ces relations sont devenues néant du jour au lendemain.

Je n’avais plus qu’à être enceinte future mère désincarnée, puisque tel était mon choix. Sauf qu’on ne naît pas future mère. On ne devient pas mère. On n’est jamais mère. Ni en neuf mois, ni d’un coup comme ça, par révélation extraordinaire. On se débrouille avec ce statut toute la vie, avec les compétences maternelles et l’amour que l’on a pour sa progéniture.

J’étais donc seule. Privée de sexualité là où très vite ma libido est devenue boulimie toxique obsession. J’étais sainte-porteuse d’un être vivant en développement. Et je ne pensais qu’au sexe. Les hormones m’ont rendue folle. Je ne vivais qu’à travers mon corps désirant, soulagement d’une excitation hormonale insatiable. Et sûrement aussi de présence masculine simple et de bras pour me contenir.

J’avais envie de sexe non-stop. Et la honte qui en découlait me rendait malade et ce désir encore plus terrifiant et omniprésent. Je pleurais mon célibat sans arrêt. Presque davantage pour ce manque de sexe permanent et toxique que pour l’image sociale du couple à laquelle j’avais déjà renoncée. Mon corps souffrait ma, tête souffrait. J’avais honte à en avoir mal.

J’ai maté un nombre incalculable de porno, je me suis masturbée parfois des après-midi entiers en me bagarrant contre une image mentale désastreuse de ma personne qui n’en voyait ni le début ni la fin tant l’urgence d’un présent déchirant et d’un corps devenu impossible à maîtriser me tourmentait.

J’ai rodé sur les sites de rencontres dits libertins comme une furie affamée dans un supermarché et lorsque mon ventre a commencé à se voir, chaque rencontre virtuelle allait avec son cirque de justifications et d’explications débiles sur mon état. Mais j’ai rencontré des hommes bienveillants et ouverts (quelques fantasmeurs inévitables ou des rejets également prévus) et j’ai reçu beaucoup de compréhension et d’empathie. Le libertinage m’a recueillie en miettes, comme un décadent accueille chez lui une monstrueuse éclopée. J’ai connu deux ou trois hommes avec qui j’ai noué des liens relativement durables et bienveillants. Et avec eux j’ai eu du plaisir et du soulagement. Des hommes qui étaient pères eux-mêmes et que la grossesse ne rebutait ni ne répondait à un fantasme malsain.

La venue au monde de mon fils n’a pas mis fin d’un coup à ces neuf mois traumatiques. Écouter et ne jamais fermer les yeux sur la sexualité d’une mère est encore une attitude subversive. Pourtant ce sujet est vital. J’ai failli crever de cet écartèlement, crever mentalement. Enceinte, et vivante. Je me vivais sale, honteuse et irrémédiablement enterrée. Aujourd’hui, j’ai un enfant en bonne santé et j’ai récupéré une autonomie et une prise sur mon corps et ma libido, mais j’ai été excessivement abîmée par tout ça. Durablement. Durement. 

Awa

 

 

Illustration par Vanda Spengler