Au début, je me disais que c’était bien.

Que c’était bien d’avoir enfin des espaces où celles et ceux qui n’ont, d’habitude, pas le droit à la parole, l’obtiennent de manière préférentielle.

Enfin !

C’est vrai, mille fois vrai que le système d’images dans lequel nous vivons ne laisse que peu, voire pas du tout de place à celles et ceux qui ne correspondent pas à la norme établie. Ou alors, toujours en comparaison, passé-e-s au prisme de la normalité de cette norme établie. Toujours représenté-e-s sous les traits de l’Autre. Cet Autre que définit Simone de Beauvoir dans son introduction au Deuxième Sexe. Cet Autre qui ne se construit pas en propre mais en négatif, uniquement par rapport à la norme dominante, le Normal.

Depuis quelques temps, les mots prisonniers ont trouvé le moyen de se libérer : l’Internet 2.0 et FB notamment. Un espace nouveau, où celles et ceux qui n’ont habituellement pas voix au chapitre ont pu se réapproprier des bulles d’espace pour échanger, témoigner et réaliser qu’ils/elles n’étaient pas seul-e-s mais des milliers dans la même situation. Les silences et les tabous se sont brisés, la visibilité a été revendiquée. Des bulles d’espace où leurs oppressions quotidiennes -systémiques- étaient prises au sérieux et où leurs mots n’étaient pas décrédibilisés, minimisés ou tournés en dérision au profit de la « paix sociale ». De « problématiques », leurs mots sont devenus « révélateurs ». Internet et le militantisme en ligne a commencé à s’intéresser au concept d’intersectionnalité et à s’enrichir de notions sociologiques ignorées jusque-là telles que la notion de groupe socialement privilégié, d’allié-e, ou de déconstruction. Des notions indispensables pour qui veut penser large et de manière inclusive.

Et puis les choses ont changé.

Parce que les notions sociologiques complexes se sont perdues dans les tréfonds de la spontanéité d’Internet, que leur sens riche et complexe s’est perdu dans l’instantanéité de la toile. L’émotion de l’instant a pris le pas sur l’analyse de la situation. Et le principe selon lequel telle ou telle personne « obtenait la parole de manière préférentielle » s’est mué en un principe tout autre : telle ou telle personne « est la seule à avoir le droit de prendre la parole ».

Violence. Violence verbale. Violence viscérale. Les mots et les concepts pensés pour inclure se sont mués en mots et en concepts pour exclure. On s’est mis à compter les points, à classer chaque personne et à distribuer des droits à la parole. Celui ou celle qui parle sans avoir suffisamment de points et qui n’a donc pas l’autorisation de parler est ramené-e violemment à sa condition de privilégié-e et donc, au silence. T’es pas concerné-e, ta gueule. Malaise.

Malaise des classes socialement dominantes. Enfin ! Les classes dominantes se prennent dans la poire la violence oppressive qu’elles ont semée depuis que s’écrit l’Histoire. Pourquoi, ciel, les pleurer ? Whitetears, maletears, cistears !

Bien, bien, bien, enfin donc nous y voici ! Le retournement de l’Histoire ! Enfin, on assiste à l’inversion du stigmate ! Par exemple, la peau blanche. Déjà qu’elle est physiologiquement minoritaire, cette peau blanche, il était temps qu’elle le devienne également socialement. Enfin ! Alors check enfin tes privilèges et tais-toi. Tais-toi et écoute. Toute caractéristique étiquetée comme « dominante » devient cause de discrédit « a priori » ou « de facto » et sert de caution à invectives aussi violentes que gratuites, devenant enfin, sur les réseaux sociaux militants, stigmatisée, gênante, handicapante, même, parfois. Check tes privilèges et tais-toi. Surtout toi, toi qui a une paire de couilles : par défaut, tais-toi. Peu importe qui tu es, toi qui est venu-e sur un groupe militant pour t’informer, pour comprendre mais qui a été étiqueté-e « dominant-e », tu vas surtout apprendre à checker tes privilèges et, le cas échéant, à te taire. Apprends donc, avant tout, à sentir, à subir l’oppression millénaire qui s’abat enfin sur toi, avec toute la violence des rages et des douleurs passées. Check tes privilèges et tais-toi.

Tais-toi.

La patience éducative se limite à un ou deux posts. Après des siècles d’oppressions et de silences imposés, la patience est fragile et a des limites très vite atteintes. Si deux injonctions au silence et deux vannes pleines de sous-entendus passifs-agressifs convenus ne t’ont pas permis de comprendre que tu n’as pas le droit à la parole parce que tu n’es pas concerné-e, alors gare à toi et aux démons millénaires que tu as lâchés. Ici, peu importe la situation, la colère est légitime. À force d’avoir été trop longtemps contenue, elle se déchaîne, via les claviers et les écrans, sur le premier ou la première qui s’aventure à briser les codes nouvellement convenus et à dépasser les limites nouvellement établies. Si la colère est trop violente pour tes épaules, casse-toi. Pars. Ce n’est pas à nous de t’éduquer, pars. Retourne dans ton monde de privilégié-e-s où tu ne subiras aucune oppression.

Aucune ? Et le contexte ?

Une dispute, un soir. Un sujet sensible, qui a tort, qui a raison, qui doit des excuses à qui ?

Checkons. C’est un homme, je suis une femme. Un point pour moi, 1-0. Il est Blanc, je suis Blanche, égalité. Nous sommes tous les deux français depuis plus de trois générations, tous les deux nés dans des familles sans problèmes particuliers, il a 30 ans, j’en ai 27. Il est cis, je suis cis, aucun point pour aucun des deux. Ah… si, quand même : il est gay, un pour lui. Je suis lesbienne, un point pour moi… 2-1, je mène toujours. À moi de parler, à lui de se taire. Je suis légitime, il est prié de m’écouter. Sa frustration n’est que maletears.

Tout est parti d’une blague maladroite sur le viol. Je suis, comme on dit, une survivante. 3-1, je mène largement. Sa blague de merde, je l’ai mal prise, je me suis énervées, je lui ai demandé d’arrêter, j’ai été patiente, très patiente, magnanime même, je lui ai expliqué pourquoi ce n’était pas drôle, il n’a pas compris. Il s’est entêté dans son humour, je me suis emportée. Ma colère était légitime. Check tes privilèges ! Tais-toi ! Laisse-moi parler !

Il s’est tu, il m’a laissée parler. Parce que contrairement aux apparences faciles, laisser parler, se taire, il sait faire. C’est son quotidien.

En effet, la langue qu’il parle, quoiqu’officiellement reconnue depuis 1992 après un siècle d’interdiction, ne lui donne pas de voix et fait de lui un Citoyen de seconde classe. Sa langue lui est constamment reprochée, lui est continuellement mise en travers du chemin. Sa langue est un obstacle quotidien, une barrière. Alors que c’est la seule langue qui, paradoxalement, pourrait lui donner un réel accès au monde.

Ce que le jeu du « checkons nos privilège » a omis de prendre en compte c’est que ses privilèges d’homme Blanc cis valide français sont bien maigres face au stigmate invisible et non répertorié qu’il porte : il est Sourd. Sa langue est la langue des signes française, LSF de son petit nom.

Sourd signant non oraliste.

Sans sous-titres, il ne peut pas suivre un film, un flash info, une vidéo youtube. Si comme tout le monde, il peut apprécier la musique à sa manière, il ne peut cependant pas écouter la radio. Il n’entend pas les rumeurs qui traversent, telles des brises fraîches ou nauséabondes, nos sociétés en mouvement. Il a mis deux jours à comprendre ce qui se passait lors des attentats de Charlie Hebdo, tant l’information n’avait pas été pensée pour celles et ceux qui n’entendent pas et dépendent des sous-titres ou de la LSF. C’était le début des soldes, il trouvait bizarre que les magasins soient vides, il s’est senti bête… tellement bête quand il a compris. Après les attentats du 13 novembre, son isolement a été atténué grâce aux efforts déployés par une poignée de Sourd-e-s et d’entendant-e-s signant-e-s bénévoles qui, encore traumatisé-e-s par l’ignorance dans laquelle ils et elles avaient été laissé-e-s par l’État et les médias lors des attentats de Charlie Hebdo, ont joints leurs efforts pour traduire, résumer et sous-titrer une partie des discours, des vidéos virales et des informations mises en circulation. BFM TV a fait un effort d’accessibilité en LSF pour quelques uns de ses flash infos, TF1 a sous-titré le discours du président Hollande par vélotypie et I-télé a fait reportage sur cette cellule de bénévoles. Il a été moins isolé, il a pu comprendre ce qu’était l’État d’urgence, il a pu accéder presque en direct à l’émotion nationale. Il s’est senti moins bête. Pour deux semaines. Mais le quotidien a repris le dessus, les bénévoles ont dû se remettre au travail, le vrai, celui qui permet de manger à la fin du mois, et sa fenêtre d’accessibilité s’est refermée.

Il s’épuise quotidiennement à essayer de comprendre le monde qui l’entoure. Il a abandonné depuis longtemps l’idée de se faire comprendre en retour. Même des siens qui, eux, entendent. Il n’en peut plus des entendant-e-s et de leur ignorance crasse, leur condescendance, leur mépris, leur éternelle envie de le « réparer » à l’aide d’appareils et d’implants pour effacer sa différence. L’effacer, lui. Il n’en peut plus de devoir, chaque matin, acheter son pain en mimant, chaque soir, allumer la télé pour constater qu’il n’y a pas de sous-titres. Il n’en peut plus de passer son temps à prouver qu’il n’est pas idiot, qu’il n’est pas limité, qu’il utilise juste une autre manière de communiquer. Il n’en peut plus de dépendre de sa mère pour aller chez le médecin.

Il s’est tu, il m’a laissé parler. Mais là, dans ses yeux noirs, j’ai vu s’allumer en majuscules brûlantes ce mot qui assombrira éternellement son quotidien : audisme.

L’audisme est une violence silencieuse qui n’a besoin d’aucun système insidieux et soigneusement entretenu depuis des centenaires pour exister. L’audisme ronge le nerf de la guerre : le langage. Il n’y a besoin d’aucune construction sociale, d’aucune règle normative héritée de cultures discriminantes pour que les Sourd-e-s n’aient pas accès à la parole et soient privé-e-s de toute compréhension du monde qui les entoure, se retrouvant, de fait, en bas de n’importe quelle échelle sociale, n’ayant aucun moyen de s’approprier leur environnement, de s’approprier leur identité. C’est dans un silence total que l’audisme s’abat sur sa victime, l’isole, l’enferme et doucement, l’éteint. Pour lutter contre l’audisme il ne suffit pas de juste être « soi ». Il faut lutter, lutter, lutter en permanence ne serait-ce que pour passer le bac. Ne serait-ce que pour retirer un colis à la poste. Ne serait-ce que pour comprendre la pub qui passe sur TF1. Pour tout.

Avec l’Internet 2.0, c’est mieux. Un peu. Un tout petit peu. Quand certain-e-s demandent des sous-titres à tel ou tel youtuber connu, la plupart du temps, on leur répond que ça prend trop de temps, que ça sert à rien, que pas envie.

Il n’entend pas le français, ne baigne pas dedans et sa maîtrise de la langue écrite (une succession de phonèmes sans aucune signification visuelle) dépend uniquement de sa lecture. S’il n’aime pas lire, il ne lit pas et son français écrit s’en ressent. S’il peut lire et comprendre la notice d’emballage d’un médicament ou le manuel d’utilisation d’un micro-onde, il ne peut cependant pas sentir l’ironie dans la tournure d’une phrase balancée au détour d’une publi FB traitant d’un sujet hyper complexe. S’il peut interpréter les formulations grammaticales tronquées, les abréviations « orales », déceler le sens des expressions « courantes », apprendre les usages et les tournures de phrases usuelles, il ne peut cependant pas deviner que les mots changent de sens lorsque l’on change de support ou de groupe.

De fait, deux injonctions au silence et deux vannes pleines de sous-entendus passifs-agressifs convenus ne lui permettent pas de comprendre qu’il n’a, ici non plus, pas le droit à la parole, ne serait-ce que pour demander de quoi il s’agit. Parce qu’il est étiqueté, sans autre forme de procès comme « pas concerné ».

Pas concerné.

Pas concerné par quoi ? Le silence imposé ? Parce qu’il affiche un nom et une tête qui ressemblent à ceux de l’Oppresseur avec un grand O, ce DOMINANT extirpé de tout contexte et de toute temporalité dont on parle en lettres majuscules, il est projeté en première ligne face aux démons millénaires que ses maladresses écrites auront lâchés. La colère aveugle (ha ha) de ses interlocuteurs et trices est légitime. La légitimité de son devoir de silence n’est pas discutée. Parce que son stigmate, comme celui de tant d’Autres, est strictement invisible. Et non répertorié.

Ma colère de survivante était légitime. Ma colère était légitime. Ma colère est légitime. On ne blague pas avec le viol. Check tes privilèges et tais-toi !

« Tu n’as aucune empathie ! Ne nie pas mon ressenti ! »

Il s’est tu, m’a toisée et ses yeux noirs se sont enflammés, ses mains et ses doigts se sont mis à me hurler, en silence, sa colère à lui. Sa colère légitime à lui. Son visage déformé par la rage m’a hurlé, en silence, ses espoirs déçus, ses efforts vains, ses humiliations quotidiennes, sa lassitude hargneuse, sa profonde désillusion, son épuisement, la violence de son isolement. Il a eu mal. Tellement mal. Tellement mal de voir qu’une fois encore le sens des mots lui avait échappé, les codes qu’il croyait avoir saisis l’ont trahis. Il voulait comprendre, il n’a pas compris, il a cru qu’il avait compris, il s’est emmêlé et ma « patience » ne lui a pas laissé le temps de comprendre vraiment.

On ne blague pas avec le viol. Certes. Mais…

Mais le jeu du « check tes privilèges » et le silence imposé qui en découle n’est jamais qu’un nouvel ensemble de règles normatives qui excluent avec violence ceux et celles qui ne comprennent pas comment s’y plier. Celles et ceux qui n’ont pas les codes. Celles et ceux exclu-e-s du système. De ce nouveau système. Le jeu du « check tes privilèges » ne considère que les privilèges listés, validés. Les stigmates silencieux et invisibles sont omis et de fait, niés.

Le jeu absurde du « check tes privilèges » oublie de préciser que, hors contexte, il n’ y a pas de dominant-e, pas d’oppressé-e. C’est le contexte qui crée les relations de dominance, pas les personnes.

Et sans considérer le contexte, les mots prennent des sens dangereux et peuvent aller jusqu’à tuer. À défaut de tuer des gens, les mots peuvent tuer des vocations, peuvent massacrer des ego, peuvent assassiner des amitiés, peuvent enfoncer dans des gouffres de solitude. Ce n’est pas anecdotique. Moi, j’ai, en toute légitimité autoproclamée, claqué l’intégralité de ma colère légitime dans la gueule de plus fragile que moi. Un ami qui de plus était. Qui ne l’est plus, depuis.

Et pendant ce temps, mon violeur n’a aucune conscience de ce qu’il a fait car lui, il ne traîne sur aucun groupe militant, ne fréquente aucun-e militant-e et se contrefout comme de l’an 40 de savoir si tel dessinateur de BD militante est à conspuer pour un trait malheureux, si l’intégralité de l’œuvre de telle ou telle féministe est à jeter aux chiottes à cause d’un dérapage malheureux, si telle ou telle personnalité est à bannir de la sphère militante car elle a tenu tel ou tel propos malheureux… Il se contrefout d’ailleurs de ses réels privilèges de mâle Blanc hétéro cis valide entendant vu qu’il n’en a jamais entendu parler. #Notallmen, comme on dit, et surtout pas lui.

Moi, je suis consciente de m’être trompée de cible.

Mais qui, de celles et ceux, derrière leurs écrans, savent l’étendue des dégâts qu’ont pu causer leurs mots remplis de rage et de colères ? Colères légitimes bien sûr. Jamais remises en question, peu importe le contexte, peu importe la situation. C’est tellement confortable. Colères sauvages, sans âme, sans suite. Et assassines. Belle émancipation !

Michelle

Dessin noir et blanc : deux personnes aux visages qui expriment un profond malaise disparaissent presque sous des bulles contenant chacune une bouche ouverte et de courts messages agressifs : "tais-toi", "renseigne-toi", "je suis pas Google"...

Dessin noir et blanc : deux personnes aux visages qui expriment un profond malaise disparaissent presque sous des bulles contenant chacune une bouche ouverte et de courts messages agressifs : “tais-toi”, “renseigne-toi”, “je suis pas Google”…

Illustration par Anna R.