C’est con, hein, c’est juste une série télé.
Qui aurait cru, hein, qu’une pauvre série télé me foutrait dans un été pareil ? Pas moi.
Moi, je suis au-dessus de ça, d’une série télé, s’teu plaît, j’ai vu, j’ai vécu, j’ai milité, j’ai agi en vrai, sur le terrain, je suis un-e adulte, une personne raisonnable et raisonnée, sensible comme ils disent, là-bas, sur leur île, cette île qui s’isole du continent, cette île dont la chaîne de télé principale a produit une série télé qui m’a fait péter les plomb. I am freaking losing it, comme ils disent.
La BBC. Qui produit (produisait ?) Sherlock.
Un remake moderne des aventures de Sherlock Holmes, consultant detective et de Doctor John Watson, son fidèle compagnon, le narrateur (unreliable narrator, bitch please) de leurs aventures.
La BBC, qui, il y a sept ans (que le temps passe vite) émettait un rapport sur la représentation (ou plutôt l’absence de) des personnes LGBT dans leurs programmes. On va améliorer ça, we are working on it. Quelques mois plus tard *tadaam* on se retrouve avec le premier épisode de ce qui allait devenir un phénomène mondial. Sherlock.
William Sherlock Scott Holmes, le personnage le plus « queer coded » de la littérature anglaise, bien gentiment à étouffer dans son placard de l’ère victorienne depuis plus de cente-trente ans, enfin adapté à la télé par… des gens qui tous, de près ou de loin, sont gay ou gay friendly. Un personnage so über-gay, un contexte so über-gay, un script so über-gay, un jeu d’acteur so über-gay, une promo, un marketing… tout envoyait signal sur signal, indice sur indice vers la résolution finale (The Final Problem), une heureuse sortie de placard pour le héros de Conan Doyle et son cher et tendre John Hamish Watson. Enfin, at least, the true story will be told.
Des épisodes d’une intelligence fine, denrée rare en ces temps de médiocrité télévisuelle sans fond, des codes, des clins d’œils, un message : “trust us, we are taking care of that, we will handle this, in the end everything will be all right.”
*sexy blink*
Certes, rien n’est parfait. Pas de personnages féminins un peu consistants, pas de personnages Noirs ou Indiens ou… (lol, l’action se déroule dans le Londres des années 2010, hein… on a le droit de moderniser les ethnies des gens aussi bien que leurs fringues… well, another issue…).
Toutefois, depuis sept ans, pour beaucoup de gens, dont moi, cette série et tout ce qu’elle draine dans son sillon était devenu un « safe space » de premier choix. Tu passes une journée de merde ? Tu rentres chez toi, t’allumes trente minutes de Sherlock en bouffant un biscuit et ça va mieux. Trust us, in the end everything will be all right. Merci les gars de lutter un peu pour/avec nous. Merci, on en a besoin, on a besoin d’allié-e-s un peu puissant-e-s. Attirer des millions de spectateurs-ices avec une série de qualité topissime en préparant doucement le dénouement final indiqué (hinted at) depuis l’épisode 1 c’est du génie. Merci. On doit attendre sept ans, les gars, pas de souci. Lol, avec le recul, je me dis qu’on est vraiment habitué-e-s collectivement à être traité-e-s comme les dernières des merdes, à quémander des miettes de reconnaissance (vas-y un baiser ?) en dénouement de sept ans d’attente invisibilisée. Limite, on aurait été heureux/ses et on aurait dit « merci » en pleurant. Anyway. Vu le désert dans lequel on navigue, cette perspective donnait le tournis.
*sexy blink*
Et puis voilà. Il y a un mois, les trois derniers épisodes sont sortis. De la merde sans fond. Du script à la réalisation en passant par les effets spéciaux, les dialogues, le message général et le développement des personnages, RIEN ne fait sens. RIEN ne colle, que dalle. Ils ont suicidé leur série. Et avec ça, évidemment, pas de « dénouement heureux » pour Holmes et Watson, au contraire… les deux personnages se sont mutuellement massacrés. Ils ont enfermé Sherlock Holmes dans une relation abusive dans laquelle John Watson joue le rôle du pervers narcissique et la morale de l’histoire c’est : tu t’es fait fracasser la gueule par l’homme que tu aimes (platoniquement OF COURSE, lol), sois fort, relève-toi et prends-le dans les bras quand il pleure son mal-être. Toi, lol, on s’en fout. La série le dit elle-même : «Who you really are doesn’t matter. It’s all about the legend ».
Ah oui et btw, NO HOMO BRO (lol, mais trop lol, on vous a bien eu-e-s, non ?), ils sont juste POTES. Bam, rentre dans ton placard, brisé, battu, réduit en pièces, réduit à néant, vidé même de ce qui faisait ton personnage, ton symbole. Assassiné le mythe de Sherlock Holmes, en live, devant des millions de spectateurs tétanisés. Whaaaat ? Gueule de bois. Le bateau coule, la terre tremble. Poignard dans le dos, wait what ? C’était quoi ça ? Regards atterrés. On vient de se prendre un tracteur dans la gueule ou… ?
Oh, c’est juste une série me direz-vous. Lol, ce n’est jamais juste une série, ce n’est jamais juste une blague, ce n’est jamais juste un mot. Surtout quand on s’attaque à un totem de la culture gay auquel beaucoup de gens s’identifient et que beaucoup chérissent tendrement. C’est précieux, ça se respecte. On a toutes et tous vu, dans cette communauté ce que « juste un mot » ou « juste une blague » répétés mille fois pouvait donner. En France, un jeune LGBT sur trois commet une tentative de suicide avant ses 26 ans. Le taux de suicide est seize fois plus élevé chez les jeunes LGBT que la moyenne nationale. La communauté LGBT est une communauté fragile ; poignarder ces membres dans le dos c’est facile. Tellement facile. Y a qu’à ouvrir un putain de livre d’Histoire : ce sont toujours les premiers et parfaits pervers-e-s désigné-e-s (avec les putes, lol). C’est eux qui ont fait sombrer Rome, rien que ça. Et donc c’est toujours les premiers à s’en prendre plein la gueule parce qu’ils/elles sont déviant-e-s et qu’ils/elles corrompent tout. Ah oui, et les putes. Mais les putes, on leur laisse au moins le droit d’exister. Les homos, les bis, les trans et les autres, ils n’ont même pas ce luxe-là : ils n’existent pas. Ils s’imaginent. C’est paradoxal, me direz-vous : ce sont donc des pervers imaginaires qui ont fait chuter Rome. Moui, c’est l’affaire du chat de Schrödinger, c’est hors de portée de la logique rationnelle. Les homos, ça n’existe pas, mais le Lobby Gay est présent à chaque recoin pour promulguer la théorie du Djendeur dans les maternelles. Lol, c’est très méta. Faut pas me demander à moi, je ne saurais pas vous expliquer.
Je disais quoi ? Ah oui, le coup de poignard.
Les problèmes liés à la violence internalisée, l’isolement, la honte, la culpabilité, la peur, le sentiment qu’au fond, si vraiment on VEUT, on POURRAIT ne pas être… ça et autres joyeux états d’esprits constructifs, sont monnaie courant à des niveaux plus ou moins élevés pour toute personne de cette communauté. Et vers quoi se tournent les gens isolé-e-s, en galère avec eux/elles-mêmes et avec le monde ? Oh wait… ils se tournent vers les médias, vers la télé, vers les série-télés. On est en 2017, les gars. On est à l’ère de Netflix.
En assassinant leur série, les créateurs de Sherlock ont assassiné les espoirs de milliers de gens (partout dans le monde) qui leur faisaient confiance. Un espoir qui meurt, PUTAIN ça fait mal. Parce que c’est une petite mort. La sagesse populaire le dit bien : « l’espoir fait vivre ». Vivre c’est donc espérer, et quand il n’y a plus d’espoir, il n’y a plus de raison de vivre. Perdre espoir s’est se jeter vers la mort, l’absolu, la certitude.
Connards.
Non, j’ai pas d’humour pour le queerbaiting du siècle.
J’ai VU CHACUN des putain de signaux que vous avez pris la peine de foutre dans CHACUN de vos épisodes. Je les ai VUS. Je ne suis pas fou/folle, je ne m’imagine pas.
Merci, on a essayé de me faire croire pendant plus de deux ans que j’imaginais des homos partout, que je créais des homos suicidaires partout , que j’exagérais, que je dramatisais tout, pat pat sur la tête, regarde, c’est juste une blague… lol, y en a un qui a fini par se suicider (mais j’avais tout imaginé, lol, of course…) et j’ai pris dix ans de thérapie derrière. Parce qu’il a fallu que j’apprenne à réapprendre à avoir confiance en ce que je voyais et à être certain-e que je n’étais pas délirant-e. Réapprendre à faire confiance à mes sens. To trust yourself. You’re NOT making things up, you’re not crazy, honey.
Lol, VOIR et DÉCHIFFRER des signaux discrets fait partie intégrante de la culture queer. Se cacher du maintreem straight est un art dans lequel la communauté excelle. Des tournures de langages aux chaussettes de telle ou telle couleur en passant par les bagues ou les boucles d’oreille à gauche à droite à tel ou tel doigt, les codes sont nombreux. Les musiques, les expressions, les icônes… C’est une question de survie. Plus forcément en Europe de l’ouest en 2017. Mais c’est une exception. C’est un instinct, un réflexe : on est entraîné-e-s à déchiffrer, à analyser, à envisager des possibles là où la plupart des gens ne voient et n’envisagent rien. Personne ne me fera croire une demi-seconde que j’ai imaginé le contenu et les sous-entendus queer coded, les signes, les clins d’œil de cette série en particulier… Je ne suis PAS taré-e. Je vois et j’interprète. Parce qu’on survit comme ça, parce qu’on se cherche, on se laisse des messages, des indices, on sait voir, on sait reconnaître. Évidemment, pour l’hétéro-a lambda, ces messages et ces codes sont invisibles… évidemment puisque ces messages subtils sont empruntés à une culture underground maintenue cachée par des dizaines d’années (des siècles ?) de répression légale ou sociale. On se demande bien pourquoi.
C’est tellement fourbe, tellement sale, tellement bas, tellement minable de nous attraper par cette very pratique à laquelle on excelle pour nous étouffer et nous humilier avec le cœur de notre identité. De nous faire croire pendant sept ans qu’on avait trouvé un safe space qui nous promettait un happy end et de nous renvoyer dos à dos avec nos démons d’un simple doigt d’honneur (ou, dans ce cas, un mauvais remake over cheap de Saw featuring The Ring… sérieux, WTF ??? Qui a accepté de financer cette merde ? Avec l’argent du contribuable British, lol, la misère) en s’en lavant les mains derrière.
Connards.
Que Zemmour me traîne dans la boue, que les attardé-e-s de la Manif pour Tous me crachent dessus, je m’en fous, ma carapace est integrist-insult-proof. Mais que la BBC, et en particulier une série aussi subtile créée par des gens aussi ouvertement « pro-homo » (lol, je me gausse), me trahisse… ça, ça me prend à revers, ça me fait vomir mes dix ans de thérapie et ça me remet dans la peau de la personne que j’étais il y a vingt ans, doutant de ma propre existence, et surtout, de mon droit à exister. Ça me jette en pâture aux extrémistes de tous bords qui nous rendent monstrueux et qui nous ont joyeusement craché dessus pendant un an sous couvert de « débattre » dans le cadre du « débat » autour du mariage pour tous. Ça donne raison aux abruti-e-s qui créent une shitstorm parce que l’État finance une campagne de prévention VIH adressée aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes et qui nous nient. Je ne parle pas des USA, de la Russie et du reste.
BORDEL DE MERDE… J’EXISTE !
JE NE SUIS PAS LE FRUIT DE MON IMAGINATION !
J’AI LE DROIT D’ÊTRE LÀ, JE NE SUIS PAS UNE BLAGUE !
Et au-delà de ça… au-delà de la douleur, de l’insulte, de la petite mort… ce regret, lancinant : ils auraient pu faire quelque chose d’immense. Ils auraient pu. Mais ils n’ont rien fait. Même pire, ils ont tout détruit. Et c’est à nous de gérer leur merde en interne. À l’ombre. Sous les moqueries. Chacun-e à sa place.
Je les hais.
G.E.

Dessin en noir et blanc et feutres de couleurs : le buste d’un personnage masculin de profil, portant un chapeau haut-de-forme, sous la pluie. Un couteau est enfoncé dans son dos, on voit le dessin de son coeur dans sa poitrine, des fleurs sortent de sa bouche ouverte. L’intérieur de son visage est remplacé par une mire colorée.
Illustration par Aude Soret