Pendant longtemps, j’ai cru que tout le monde était comme moi.

Je pensais que chacun avait cette voix dans sa tête qui lui parlait sans arrêt, sans jamais se mettre en sourdine. Qui répétait les mêmes choses en boucle sans que l’on puisse la faire taire.

Parfois, il s’agissait de choses toutes simples, liées au quotidien, de petites tâches en apparence simples à accomplir mais qui mobilisaient tout de même toute l’attention de la voix :
« Aujourd’hui, je ne dois pas oublier d’aller à mon cours de volley après le lycée. Il est à 18 heures, donc il faut que je me dépêche en sortant à 17h30. Si je prends le bus à 17h40 au plus tard c’est bon, donc ça veut dire qu’il faut que je me lève sans hésiter à la première sonnerie. (Je me visualise en train de me lever de ma chaise, les moindres mouvements, attraper la bride de mon sac à dos, appuyer ma main sur la table pour me redresser). Au fait, est ce qu’il y a un bus à 17h40 ? Il faut que je vérifie les horaires sur Internet. Ok, c’est bon, 17h43. Ça devrait encore le faire. (Je me visualise faire le trajet, descendre au bon arrêt, faire le chemin jusqu’au gymnase, changer de tenue…) »

Impossible de contrôler ce monologue intérieur, ce décompte de tous les instants, ce découpage en petits plans-séquences et en enchaînements de geste chaque moment de mon existence.

Il y a moi qui parle aux gens normalement, qui écoute le prof, qui dîne à table avec mes parents, qui boit un verre avec des amis et en même temps, à l’intérieur de moi, il y a la voix qui ne veut pas se taire, qui continue jusqu’à me soûler et me donner envie de crier.

Parfois, la voix a envie de parler de choses plus profondes. Aujourd’hui, elle est d’humeur philosophe. Pourquoi la vie ? Comment être heureux ? Que faire de ma vie ? Je ne serai jamais heureuse. Je suis trop bête, paresseuse, grosse, nulle, j’ai tout raté de toute façon, c’est trop tard. J’aurais dû faire ci ou ça. Depuis le début, c’était foutu. Je suis coincée, je suis enfermée, à taper ma tête contre les murs pour faire taire ce tourbillon de pensées. Personne ne m’aimera jamais, jamais personne ne voudra de moi. Comme je comprends ! Je n’en vaux pas la peine. Je ne vaux rien. Je n’arriverai jamais à être le quart de ce que j’imagine devoir devenir. Je suis un échec.

La voix parle et parle et parle et au lycée, ça commence à devenir compliqué. J’ai des amis mais les relations sociales me stressent, alors j’en rajoute, j’apprends à masquer mon trouble et ma peur, à ne jamais avoir l’air désarçonnée même si je suis terrifiée à l’intérieur. Je n’ai aucun succès avec les garçons, jusqu’à cet ami qui déclare sa flamme en seconde, et là je prends peur, j’ai envie mais je suis paralysée d’angoisse, alors je ne fais rien. Je ne cesse de m’inquiéter pour plus tard, pour l’après, pour mon avenir. J’ai l’impression de foncer dans un mur alors que je n’ai que 17 ans. Je pense au suicide. Je ne contrôle plus trop la voix, qui parfois prend le dessus. Dans ces moments-là, je pleure de longues heures durant, terrée dans mon lit. Je mange jusqu’à avoir envie de vomir, pour me punir, mais aussi pour me reconnecter à mon corps, pour tenter de ne pas me laisser emporter par la voix. Parfois elle me dit de faire des choses dangereuses ou mauvaises pour moi, comme manger sans m’arrêter, me faire mal ou même de temps en temps faire pipi sur la moquette de ma chambre ou dans mon lit. N’importe quoi. Je ne peux pas échapper à la voix.

Alors j’échappe à ce que je peux, je quitte le nid familial et je vais faire mes études ailleurs. Livrée à moi-même, étonnamment, ça va mieux. Je peux mettre en place des stratégies pour lutter, pour survivre. J’évite tout ce qui peut déclencher une crise, faire ressortir la voix. Je ne m’impose plus beaucoup de contraintes. J’essaie de flirter, de sortir plus, de mieux m’habiller, de me faire plaisir. J’avance à petits pas, j’essaie de me construire une carapace, en me retranchant dans le confort de la nourriture et de la solitude à chaque fois que j’ai dépassé mes limites. Ça fonctionne plutôt bien, la vraie vie commence, une vie plutôt agréable maintenant que l’anxiété est sous contrôle. Une vie où, parce que je sais exactement ce qu’il y a dans mon frigo, à quelle heure je vais rentrer de soirée, ce que je vais regarder à la télé ce soir et quand est-ce que je vais enfin me retrouver seule, j’arrive à me lancer des défis et à faire plein de choses.

Je grandis, je commence à travailler, ça continue. Puis je monte ma boîte, et ça c’est du pain béni pour la voix, mais je ne réalise pas encore. Mes soucis d’entrepreneure la nourrissent au quotidien, lui donnent du grain à moudre. Elle se remet à parler plus fort que jamais. Quand tout va bien, j’arrive à la faire taire, mais quand la boîte commence à stagner, je n’y peux plus rien, je me noie. Elle caquette toute la journée: « Tu es nulle. C’est ta faute si ton entreprise ferme. Tu n’en as pas fait assez. Tu n’as pas assez essayé. Tu es trop flemmarde, trop choyée, trop gâtée, trop molle. Tu ne réussis rien. Tu n’es pas faite pour ça, d’ailleurs tu n’es faite pour rien. Tu es un échec. »

La boîte ferme, je suis au chômage, c’est le fond. Je n’arrive plus à m’endormir le soir, j’écoute des podcasts sur mon téléphone, je prends des bains pour me calmer, je me mets à cuisiner pour m’occuper. Mon copain est à distance, ça me rend folle qu’il ne soit pas là, la voix n’arrête pas de me susurrer qu’il me trompe, qu’il s’en fout, qu’il va me laisser tomber comme tous les autres avant lui. Je suis perdue, je suis seule toute la journée, je pleure beaucoup, je fais des crises à mon copain au téléphone. Je n’en peux plus.

Je retrouve du boulot. Mon copain emménage avec moi. Tout devrait rentrer dans l’ordre et pourtant, la voix est toujours là. Ça se passe mal au travail. Avec mon copain, c’est difficile, on ne trouve pas nos marques, il est une source d’angoisse pour moi, parce qu’il ne connaît personne à Paris, parce qu’il doit trouver du travail, parce que j’ai envie que ça se passe bien. Je finis par changer de travail. Je garde mon copain. L’été, il rencontre ma famille et il me dit : « Vous êtes tous des anxieux dans la famille non ? »

Oui. Mes deux parents sont anxieux, mon frère aîné est anxieux. Mon copain me fait écouter un podcast d’un artiste qui s’exprime sur son anxiété et là, la révélation : c’est la voix, la voix qu’il décrit. Le corbeau noir perché sur mon épaule. C’est le déclic, je comprends que je n’ai pas à subir pour toujours, que je peux m’en libérer. Je vais voir un psy qui me met direct sous anxiolytiques parce que je pleure dans son cabinet sans pouvoir m’arrêter. Je lui dis que je ne veux plus entendre la voix. Je veux qu’elle quitte ma tête, qu’elle me laisse tranquille. Je veux vivre libre.

Six mois après, c’est encore un processus en cours. Ça va mieux globalement, je n’entends plus la voix tous les jours. Mais parfois, elle est encore là, j’ai quelques crises où elle prend toute la place dans ma tête. J’apprends peu à peu à m’en défaire. J’ai compris que ce n’était pas ma faute. Que l’anxiété, c’est une maladie, que ce n’est pas un défaut ou le résultat d’un manque d’effort. Je fais ce que je peux. J’essaie. Les médicaments auxquels j’étais farouchement opposée ont fini par m’aider.

Un jour peut-être, la voix partira et ne reviendra pas.

Même si elle reste, je crois que j’arriverai à vivre avec.

Aude

Dessin numérique : rectangle gris horizontal. Au centre : un personnage aux cheveux longs et à la tunique ample porte un masque au nez crochu, une longue aiguille dans la main droite et sa main gauche pince le fil rouge qui traverse l’aiguille. Elle est en fait désolidarisée de son bras, l’os est apparent, elle flotte dans l’air, s’en échappent des gouttes vertes, du même vert que le cercle derrière sa tête. De chaque côté du cercle : une épingle. Celle de gauche sert de support au fil rouge qui s’y enroule, de chaque côté de l’image il rejoint une pelote. Sous chaque pelote, un très gros insecte de type scarabée, noir et vert.

Illustration par ©Alraun

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