Devenir mère à vingt-cinq ans, ça m’a frappée comme la foudre. C’était une surprise, quand d’autres diraient accident. Je suis tombée enceinte d’un presque inconnu et j’ai dit chiche, on le fait. Avec le recul, ce corps d’avant, moi qui l’ai tant usé, j’ai l’impression de ne pas en avoir assez profité. Aujourd’hui à trente-deux ans, trois enfants plus tard, je ne reconnais plus sur les photos ma peau sans marques, sans chair, sans tatouages aussi.
C’est l’histoire d’une quête. La première grossesse, c’est le big bang. Après, c’est le deuil de ce que j’étais avant, la vie d’avant. La seconde grossesse, c’est l’épreuve. Après, presque par hasard, c’est la (re)découverte du corps des femmes. Du mien, donc, aussi. La troisième grossesse, c’est l’apaisement. Et après, l’apprentissage du lâcher-prise et du plaisir égoïste. C’est sept ans pour apprendre à arrêter le sexe punition, le sexe par défaut, le sexe comme on dit bonjour parce qu’il faut. Sept ans pour devenir la femme que je suis aujourd’hui. Accepter mon reflet dans le miroir et jouir jusqu’à en perdre pied. Pleurer, crier, rire, ne plus jamais avoir honte.

Dans ma salle de bain, en 2011, je prends une douche parce qu’après l’accouchement, n’importe quel type d’accouchement, les docteurs déconseillent les bains. C’est con, c’est dans une baignoire que je me recentre le mieux et mariner dans l’eau tiède est presque une question de survie. Je prends une douche, donc. J’ai les seins gonflés, douloureux et qui coulent parce que le médicament qui devait bloquer la montée de lait n’a pas suffi. Je me découvre une nature laitière, comme une vache. Pourtant, mon éducation féministe m’a toujours appris que si je disais non, c’était non. Là, mon corps dit si. Et je suis en colère. Ça fait une semaine que j’ai accouché. Je pense que mon bébé me déteste. Elle a honte de sa mère, si jeune, perdue, fraîchement divorcée. Je suis sous la douche et je prends le temps, pour la première fois, de toucher mon corps. Par endroits la peau est distendue, je me demande si ça reviendra. Je n’ai pas de vergetures. Entre mes jambes, un filet de sang épais. Les pertes postaccouchement sont sensiblement différentes des règles. C’est plus sombre et il y a plus de morceaux. Je regarde ma main pleine de gel douche et j’hésite. J’ai encore la sensation du trou béant qui ne s’est pas refermé. Et si je me rendais compte que c’était vrai ? Au diable l’hygiène, je n’ai pas le courage de vérifier. Le trou n’existe pas si je ne suis pas au courant. J’ai un vagin de Schrödinger. Et si je l’ignore, il me fait un peu moins peur. Je mettrai des semaines à me toucher seule. Même après la pénible reprise du sexe. J’ai honte mais il faudra une bonne année avant que je me masturbe à nouveau.

Trois ans plus tard, je suis dans la chambre d’une colocation de Nanterre. J’ai eu un deuxième enfant. Je suis avec cette fille, elle est belle. J’ai envie d’elle mais son corps me rappelle ce que je ne suis plus. Je me vois difforme, comme une insulte à sa jeunesse. Je repousse parfois sa main pour ne pas qu’elle se rende compte, qu’elle touche mes seins amollis par l’allaitement, mes tétons assombris, les vergetures qui sont apparues finalement. Je préfère l’amour dans le noir. La première fois, j’angoisse à en pleurer, à en avoir mal au ventre. Et puis, avec le plaisir, j’oublie. Au bout de quelques mois, je nous vois différentes, mais la douceur de son regard m’apaise.

Troisième grossesse, problèmes de santé. J’ai payé mes folies de jeunesse d’un HPV qui a dégénéré, on m’a enlevé une partie du col de l’utérus. Le médecin avait dit « vous aurez peut-être des soucis à concevoir à nouveau » et ça n’a pas été le cas. Mais mon corps peine à garder assez de temps à l’intérieur ce bébé que je désire tant. Je suis alitée, je dois rester allongée le plus souvent possible, on me gave de médicaments qui me rendent malade et on m’interdit le sexe, trois mois. Techniquement, on m’interdit en fait tout contact, rien ne doit toucher le ventre, les cuisses, et le sexe évidemment. Mes muscles ne doivent pas être « excités », on doit éviter les contractions. Plus d’orgasmes, plus de caresses, plus rien. Je dépéris doucement. En dehors du geste réflexe qu’on m’interdit, celui de toucher le ventre par instinct de protection et de l’absence de communication tactile avec mon bébé, je perds peu à peu le contact avec moi. Je suis une femme-matrice, une femme-statue, une femme-de-verre. Pas de dérogations, pas d’arrangements avec cette réalité, le bébé compte plus que tout… j’attendrai.

C’est à ça que je pense quand on accole les deux mots « sexualité » et « maternité », mais la vérité c’est que, devenue mère depuis presque sept ans, je n’ai vraiment été épanouie que grâce à ça. Je me suis réapproprié mon corps, je l’ai perdu et je l’ai retrouvé un nombre incalculable de fois. Je l’ai toujours retrouvé et mieux encore que la fois précédente. J’ai eu des cours de rééducation du périnée qui m’ont fait découvrir que j’en avais un et comment m’en servir pour mon plaisir. J’ai pris en main la question de la contraception. J’ai pris le goût du contact avec la peau de l’autre. Je ne crois pas que ce soit anodin et je ne crois pas que j’aurais pu y arriver sans ces étapes. J’ai l’impression, après toutes ces transformations et ces épreuves, que si je pose la main sur mon bras ou n’importe où sur mon corps, je me touche pour la première fois. Devenue mère, j’ai pris corps. Je sens mon enveloppe que j’ai tant malmenée dans mes jeunes années. Elle existe, elle me porte, elle est devenue importante. J’ai le sentiment d’avoir été un esprit en colère, je suis maintenant un corps apaisé. J’existe, je sais comment prendre du plaisir et je ne m’en prive pas.

Lucile Bellan

Photographie : un très gros arbre qui se divise en trois troncs au milieu desquels trône un petit autel à la vierge, avec bougie.

Illustration par Carolyne Missdigriz
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