Août 1993. Tu as huit ans. Comme chaque été, tu pars quelques jours en vacances dans un camping gardois avec toute ta famille. C’est une super occasion de retrouver tes cousins, tes cousines, toute une joyeuse smala avec qui tu vas jouer, te baigner, pêcher, faire de grandes balades… Ce camping, c’est un camping naturiste, comme il y en a tellement dans le coin. On ne t’a jamais vraiment expliqué que c’est un lieu particulier, dans lequel on a le droit de se promener à poil, parce que ta famille y va depuis des années et que tu as toujours connu ça. Et tu ne t’es jamais posé la question non plus, parce que pour toi c’est tout à fait normal. Et puis la nudité, quand on y est habitué depuis toujours, on ne comprend pas trop comment ça peut gêner les autres…

Tu as huit ans, donc, et tu aimes bien t’isoler, avec ta canne à pêche, t’éloigner de l’agitation du campement, profiter de la rivière et du silence. Un matin tu rencontres un homme ; il a une cinquantaine d’années, il est tout voûté, tout fripé, mais il a l’air sympa. Tu as l’habitude des corps nus, qu’ils soient jeunes ou vieux ça n’a aucune importance, parce que tu as huit ans et tu ne les sexualises pas encore vraiment. Cet homme, il pêche à tes côtés, vous discutez. Vous vous retrouvez le lendemain au même endroit. Puis le surlendemain. Il te propose de venir le voir dans le mobil-home qu’il loue avec sa femme. Ce sont des habitués du camping, ils connaissent bien les propriétaires. Tu passes du temps avec eux, ils te font des cadeaux. Tu ne vois absolument pas le moment où ça dérape, où ça dépasse le correct. Tu ne comprends pas qu’il y a un problème quand, par jeu, tu te retrouves dans son lit, avec lui, alors que sa femme fait la vaisselle dans la pièce à côté. Il te touche, il t’effleure, mais tu prends ça pour d’innocents dérapages. Tu as huit ans, et tu ne sais absolument rien du sexe et de l’érotisme.

Un jour, lors d’une petite randonnée juste avec lui, sous prétexte d’un super endroit où aller pêcher, vous vous retrouvez seuls dans les bois, dans une sorte de petite anfractuosité creusée par la rivière dans la roche. Là, il se masturbe devant toi, il te demande de regarder. Tu n’es pas franchement à l’aise, tu comprends qu’il se passe un truc qui n’aurait pas du arriver. Ton premier contact avec le sperme sur ta poitrine, sur ton visage, te dégoûte profondément, et tu cours à la rivière pour te laver – et si possible laver le souvenir de ces derniers instants.

Plus tard encore, après un repas à leur mobil-home, il te raccompagne à ton vélo posé contre un arbre, un peu plus loin, dans l’obscurité. Il commence à faire frais, il est vêtu d’un survêtement et toi juste d’un T-shirt. Là, après s’être assuré que personne ne peut vous voir, que vous êtes assez loin des tentes et des autres mobil-homes, il sort son sexe de son pantalon, il te demande de le masturber, puis il te viole. Une alarme rouge sang hurle dans ta tête. Tu dois partir, tout de suite. Tu ne sais pas vraiment ce qui se passe, tu as huit ans, on est en 1993, on est avant la grande vague de peur depuis laquelle les parents expliquent toujours à leurs enfants que leur corps n’appartient qu’à eux seuls. Tu as très mal, mais tu ne dis rien. Tu repars sur ton vélo, debout sur les pédales parce que tu as trop mal pour t’asseoir, et roules le plus vite possible pour t’éloigner de lui.

Quelques jours plus tard, tu es chez toi, les vacances touchent à leur fin. Tu parles avec ta mère. Ta mère… Tiens, ils étaient où, tes parents, au camping ? Étaient-ils irresponsables au point de te laisser gambader avec de sinistres inconnus ? En fait, non. Ta mère, dernière d’une famille de sept enfants, se faisait gentiment rembarrer par ses frères et sœurs en s’inquiétant pour toi : “tu es trop protectrice”, “on est dans un camping, tout va bien, on ne craint rien”, “laisse tes enfants s’amuser”. L’effet de groupe, tu sais, cette impression d’être la seule à t’inquiéter et de te dire que ces craintes que tu ressens n’existent que dans ta tête. Alors tu laisses tomber, tu fais confiance à tes aînés. De toute façon, les problèmes, ça n’arrive qu’aux autres, c’est bien connu.

Mais tu n’es pas ta mère, tu es toi, et tu as huit ans, et tu essayes de parler à ta mère. Mais tu n’as pas les bons mots, ils ne font pas encore partie de ton vocabulaire. Tu sens très clairement ta mère se fermer irrémédiablement, en répétant que les problèmes, ça n’arrive qu’aux autres, c’est bien connu. Et puis non, pas toi, ça n’a pas pu t’arriver à TOI. Alors tu décides de ne plus rien dire à ce sujet, tu décides de protéger ta mère, tu ne veux pas lui faire de mal. Puis tu finis par oublier.

Tu as seize ans. Tu discutes avec une amie. Les garçons, le sexe, tout ça. Et puis à un moment, tu as un premier flash, qui te frappe en pleine tête et qui te laisse en larmes, sans trop savoir ce qui t’arrive. Ton amie sent bien qu’il y a quelque chose, et elle te force à parler. En quelques semaines, les flashes se font de plus en plus nombreux. Tu commences à te souvenir, alors que tu aurais voulu oublier à tout jamais. Pièce par pièce, le puzzle se reforme, et tu finis par te souvenir de tout. C’était il y a des années, mais tout est là, dans ta mémoire, aussi présent que si ça t’était arrivé la veille. Comment est-ce que tu as pu refouler tout ça à ce point ? Comment est-ce que tu as pu découvrir le concept de viol, il y a des années, sans même te rappeler que ça t’est arrivé, à toi ? Cette fois, tu as seize ans, et tu as le vocabulaire adéquat pour en parler à ta mère. Et cette fois, elle est bien obligée de te croire…

*

Mardi 17 septembre 2008. Tu as vingt-trois ans et tu invites un ami à manger chez toi. Il a plus de vingt ans de plus que toi, tu as une entière confiance en lui, il sait beaucoup de choses de ta vie. Il sait depuis toujours que tu aimes les filles, vous avez passé des heures à parler de tes peines de cœur. Pourtant ce soir-là ça ne l’empêche pas de se glisser derrière toi alors que tu cuisines, de poser ses mains sur toi et de te dire qu’il a envie de toi, que depuis ces deux années qu’il te connait il n’a pas cessé de te désirer. Tu lui dis non, mais il ne s’arrête pas. Au contraire. Il te dit qu’il est un homme, pas un moine, et qu’il ne peut plus rester avec toi sans rien faire. Il te déshabille. Tu es pétrifiée de terreur, une voix dans ta tête te hurle qu’il va te violer, lui, l’un des rares hommes en qui tu as réellement eu confiance, lui à qui tu as livré tant de fois tes peines et tes angoisses. La voix te hurle de bouger, mais tu ne peux rien faire. Rien. Tu essayes de te persuader qu’il ne peut pas faire ça. Pas lui. Il ne te reste que ta culotte quand soudain il s’arrête et semble s’effondrer de l’intérieur. Il te dit qu’il doit partir, tout de suite. Il te dit qu’il ne doit plus se retrouver seul en ta présence. Il te dit qu’il ne peut pas se retenir, que c’est plus fort que lui, qu’il t’aime et qu’il a trop envie de toi. Tu es impassible. Tu lui dis que ce n’est pas grave. Tu te rhabilles et tu le raccompagnes à sa voiture, à quelques rues de là. Puis tu rentres chez toi et, une fois seule, tu t’écroules sur ton lit, en pleurs, complètement anéantie. Tu sais bien à quoi tu viens d’échapper, mais tu réalises que c’était lui, la dernière personne que tu aurais crue capable d’une chose pareille… Le lendemain, il t’appelle et te dit que si tu parles de ce qui s’est passé à qui que ce soit, il te retrouvera et te cassera la gueule. C’est de ta faute, de toute façon, tu l’as allumé pendant deux ans, et tu finis par lui dire non. Tu n’es qu’une salope.

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Lundi 15 juin 2009. Tu as vingt-quatre ans et tu as été prise à l’essai comme serveuse dans un restaurant indien de la ville où tu es étudiante. C’est ton deuxième jour et tu sens que tu vas te plaire ici. Le patron est sympa, les clients aussi, tout se passe bien. A minuit, après le service, tu aides le patron à ranger la salle. Les cuisiniers sont partis, vous êtes seuls. Le patron te propose de boire un verre et de manger un morceau avant de partir. Pourquoi pas ? Pour plus de tranquillité, il ferme la grille devant le restaurant, et vous vous installez à table. Vous mangez en discutant de tout et de rien, et vers la fin du repas, tu te lèves pour aller aux toilettes, et arrivée là-bas, d’un seul coup, c’est le trou noir. Tout devient noir, et tu perds connaissance.

Quand tu émerges, le patron est en train de taper à la porte et te demande si ça va. Tu ne sais pas du tout depuis combien de temps tu es là. Tu essayes de te relever mais tes membres pèsent des tonnes. Tu veux dormir, tu as besoin de dormir, un besoin viscéral, vital, là, tout de suite. Tu parviens à te hisser suffisamment pour déverrouiller la porte des toilettes avant de t’évanouir à nouveau.

Tu reprends conscience dans les escaliers. Il te porte, il te dit qu’il va t’amener dans sa chambre, au dessus du restaurant, que tu vas dormir là et que tu repartiras le lendemain. Tu vomis, tu es incapable de bouger, tes membres ne répondent plus. S’il te lâche, tu tombes. Arrivés dans la chambre, une pièce minuscule et exiguë attenante à une salle de bain grande comme un placard, tu vomis encore une fois et tu te laisses tomber sur le lit. Ce besoin de dormir ne te lâche pas, il est de plus en plus pressant. Tu as l’impression que tu vas mourir tellement tu te sens mal.

Là, il te déshabille, en prétendant que tu ne vas pas dormir avec tes vêtements. Tu es plus mal que tu ne l’as jamais été, tu as du vomi dans les cheveux, mais non, ça ne semble lui poser aucun problème. Il te viole pendant ce qui te semble être une éternité. La douleur est bien pire que ce que tu as connu jusque là. Tu sens qu’il te déchire, tu perds connaissance, puis la douleur te fait revenir, comme si ton bourreau te jetait des seaux d’eau glacée pour te réveiller. Tu hurles, puis tu t’évanouis à nouveau.

Il est 8h et tu te réveilles en sursaut. Tu prends en une seconde conscience de l’horreur qu’a été cette nuit. Tu as l’impression qu’on a laissé un tison chauffé à blanc à l’intérieur de toi. Il dort à côté de toi, avec pour seul vêtement un boxer gris. Tes membres sont encore très engourdis mais tu sais que tu dois à tout prix partir d’ici. Tu te relèves, tu t’habilles péniblement. Il se réveille et te demande pourquoi tu pars si vite. Tu ne réponds pas. Tu te traînes fébrilement dans les escaliers, tu descends dans le restaurant et tu arrives devant la grille fermée. Il est derrière toi. Il a mis un pantalon de survêtement et tient la clé qui actionne la grille. Il ouvre mais reste dans l’encadrement de la porte. Il te souhaite une bonne journée, et te dit qu’il t’attend ce soir pour le service. Il te fait signe de l’embrasser avant de partir. Ta seule priorité est de te retrouver dans la rue, alors tu t’exécutes. Tu marches jusqu’au tramway, l’esprit complètement embrumé. Chaque geste, chaque mouvement te demande un effort incommensurable. Une fois dans le tram, tu tombes par terre, incapable de bouger. Personne ne fait attention à toi, et pourtant il n’y a pas foule à cette heure-là. Tu te retrouves chez toi sans trop savoir où tu as trouvé la force de t’y traîner.

Quatre jours après, poussée par ta mère, tu vas porter plainte.

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Jeudi 31 juillet 2014. Il est 2h du matin. Il y a quelques jours, tu as reçu un courrier de l’avocate que l’on a chargée de ta défense qui te disait que ton agresseur sera sans doute jugé en 2015. Sans doute, mais ce n’est pas sûr. C’est toujours long, ces affaires-là. Cinq années interminables que tu attends ce procès, et il ne se passe pas grand chose. Tu vis – tu survis – avec cette attente qui te bouffe chaque jour un peu plus. Tu sais que le procès n’effacera rien, mais tu as besoin de tourner cette page pour avancer. Pour faire quelques pas en avant.

Jeudi 31 juillet 2014. Voilà plus de deux ans, tu es entrée à l’hôpital pour l’opération de ta vie, celle qui allait te permettre d’être enfin toi, et que tu attendais depuis des années. Depuis dix ans, tu mènes un combat pour exister, pour seulement exister, être toi, et vivre sans vouloir mourir. Quand tu es né, tu étais un petit garçon, et tu as été élevé comme tel. Quand tu avais huit ans, dans le camping gardois, tu étais un garçon, et à ce moment-là rien ne te laissait entendre qu’une fille était enfermée à l’intérieur de toi. A seize ans, quand tu discutais avec cette amie, tu étais un ado, tu te sentais de plus en plus mal depuis des années, tu avais très mal vécu ta puberté et tu te sentais en parfait décalage avec ton identité. Tu changeais régulièrement de style vestimentaire, tu savais qu’il y avait un problème avec ton image, un fossé insondable entre ton apparence et ce qu’il y avait à l’intérieur de toi. En septembre 2008, tu avais déjà une apparence parfaitement féminine, sans surjouer, sans en faire trop. Ton ami qui était un homme, pas un moine, savait très bien que tu avais été un garçon, et que ton corps était encore hybride, et il vivait alors très mal ce désir qu’il ressentait pour toi. En juin 2009, ton patron était persuadé que tu étais une fille cisgenre, et quelle ne fut pas sa surprise en réalisant que tu n’étais pas entièrement ce à quoi il s’attendait !

Après dix années de suivis médicaux, de traitement hormonaux, de réflexions, de crises, d’angoisses et d’envies de mourir, tu as donc reçu le feu vert pour cette opération qui semblait être à tes yeux un accomplissement ultime. Tu es entrée à l’hôpital, et quand tu es sortie tu étais celle que tu voulais être. Mais il te fallait accepter qu’avant, tu étais la même personne tout en étant différente. Il te faut donc repenser tout ce texte en tenant compte de ce détail…

Ces viols, ces agressions, tu sais pertinemment qu’ils ont contribué à détruire toute confiance, toute estime en toi. Mais ont-ils contribué à ce besoin de changer de sexe ? Était-ce en toi avant tout cela, ou bien est-ce une conséquence indirecte de ce que tu as vécu ? Avant tes dix-sept ans, tu n’avais pas du tout conscience de vouloir être une fille. Mais une fois que cela t’est apparu comme une évidence, tu n’as plus pu faire autrement : ce n’était pas un choix, c’était une question de vie ou de mort. Être une fille, ou ne plus être. Le mal-être que tu ressentais depuis des années, depuis ta puberté plus ou moins, c’était ça. Tu avais cherché dans toutes les directions, sauf celle-ci. Il faut dire qu’elle était tellement extrême, tellement radicale… A partir de cette prise de conscience, tu savais comment aller mieux, mais tu savais aussi que pour y parvenir, tu allais devoir mener le combat de ta vie. Contre toi, contre la société, contre ton corps, contre ta famille, contre les médecins. Mais tu allais apprendre que beaucoup de tes ennemis se révéleraient en fait être des alliés.

Pour te construire, pour te reconstruire, pour vivre avec le souvenir de ces viols qui ne disparaitra pas, pour ne pas te haïr parce que tu as été un garçon pendant dix-sept ans, et que ça t’a donné envie de mettre fin à tes jours des milliers de fois, il y a une notion fondamentale à ne jamais négliger : le RESPECT.

Aujourd’hui, je suis enfin moi, et malgré toutes ces blessures qui resteront à jamais en moi, j’ai gagné mes combats, et pour la toute première fois de ma vie j’ose l’écrire : je me respecte.
 

Ma Elle

 

Ilu - RESPECT BD

Illustration par M.

Le Scriptorium d’ISHTAR