Comme tout un chacun je vire, mets donc à la corbeille puis supprime définitivement. J’en garde trop, des obsolètes, des inutiles, des plus du tout utiles, des sentimentaux, ceux de ma fille, des amis. Mais voilà, il y en a deux tapis au fond de ma boîte.
Une simple conversation du 6 octobre 2015. Un rendez-vous confirmé. Un lieu précisé. Une phrase courtoise qui répond à une autre. Une conversation somme toute professionnelle. Deux personnes qui ne se connaissent pas mais qui seront amenées à se voir régulièrement.
On s’est rencontré le 7 septembre 2015 à 17h. Enfin, toi, tu m’as vue car tu étais parmi tant de nouvelles têtes. Tu nous as écouté avec mon collègue vous donner informations, conseils. Quels conseils peut-on offrir dans votre situation ? Il faudrait oser vous conseiller d’être solides, travailleurs acharnés, à la limite du dévouement, de l’épuisement car la tâche est ardue, sans fin. Au bout d’une demi-heure nous scindons le groupe en deux.
Et je te vois. Cette année vous êtes deux. Deux hommes d’un certain âge, la quarantaine à vue de nez. Je me demande toujours ce qui peut vous motiver, quel parcours vous fait bifurquer vers la Grande Maison Préhistorique, notre Mammouth. La réunion se termine. On s’écrira le 6 octobre2015 par boîte interposée. On se verra le 9 octobre 2015 avant la Toussaint.
Il est 9h le vendredi 9 octobre 2015. Je suis dans ta classe de CE2. Tu es sous mon regard inquisiteur, je vois tout, c’est mon travail.
Tu es certainement stressé, mais tu ne le montres pas. Les élèves sont bien avec toi. Avant même le contenu, je juge l’atmosphère. Tu es comme je les aime : un maître empathique . C’est gagné. Je n’ai plus qu’à tout décortiquer pour t’aider à te perfectionner. Je vais attendre l’entretien, mais je le tiens, mon T1 brillant.
Tu es un professeur des écoles titulaire et c’est ta première année, tu es T1, l’année prochaine T2 et ce sera la première inspection. Nous, les deux conseillers pédagogiques, t’avions accueilli il y a un mois et sommes sensés t’accompagner pendant ces deux années.
Tu as eu raison de bifurquer ! L’entretien confirme mon impression. Je vous interroge toujours sur votre parcours pour m’appuyer sur vos compétences, vos savoir-faire.
Tu me parles de tes doutes tu n’es pas content de ce que tu as proposé aux élèves. Je te rassure. Je conduis l’entretien à ma façon. Je ne sais plus si je t’ai tutoyé.
Que faisiez-vous avant, quelles études ? J’ai des doutes, c’est du lourd en face.
Et tu me racontes, tes études poussées, ton métier de journaliste, ton chômage, tes deux enfants, l’intérêt pour leurs études, ton choix, et pourquoi pas professeur des écoles ? Comme tu as bien choisi ta voie, ce métier est fait pour toi.
Nous analysons tes deux séquences.
Oui,tu crées des phrases très poétiques… mais ils sont en CE2 et ils ont besoin de phrases plus simples pour travailler la grammaire. Oui, ils se trompent en faisant les opérations mais tu dois comprendre pourquoi. Merci Monsieur Astolfi ! Je te démontre, exemple à l’appui, que l’élève a eu tout un raisonnement avant de te présenter son résultat erroné. Tu m’écoutes, tu comprends au quart de tour, tu es passionné et impressionné par tout le chemin qu’il te reste à parcourir avant d’être maître de ton enseignement. Je sais que tu y arriveras très vite…
Je te quitte ravie. Ravie parce que tu seras un prof heureux certes, mais des centaines d’élèves vivront une année scolaire agréable, enrichissante, épanouissante. Et c’est pour cela que tu as choisi comme d’autres ce métier.
J’attends avec impatience ma seconde visite, je reviendrai fin novembre.
Vendredi 13 novembre, très tard, je reçois un SMS de ma fille :
« Ne t’inquiète pas, tout le monde va bien. »
J’apprends l’horreur, je lisais ce soir-là, loin des médias, du fracas des armes…
Samedi matin mon portable sonne et notre inspectrice m’annonce ta mort, ton assassinat au Bataclan.
Inconsolable.
À la retraite.
Et je n’arrive pas à supprimer ton mail, David.
Eux, ils t’ont supprimé.
Christiane
le 13 mars 2017
Illustration par Malice Ratio