Ça a commencé avec une remarque de ce style : « J’en ai un peu marre des témoignages perso autour du polyamour. J’aimerais bien trouver des réflexions politiques plutôt. Je pense que je vais écrire dessus ». Derrière cette phrase, il y a un aspect politique qui n’a pas grand-chose à voir avec le polyamour mais qui a déclenché ma propre réflexion. Pour un homme qui trouve sa propre légitimité à écrire sur un sujet après dix-huit mois de pratique, combien de femmes avec des années d’expérience qui pensent que le sujet relève simplement de leur cas personnel et ne méritent pas leur voix ? Ici, au moins une. Sept ans de polyamour. Cette fois-ci je me suis bottée le cul pour écrire, même si je mets peu de grands principes derrière ce choix de vie.
En fait c’est plutôt l’inverse. Je peux relier le polyamour à de grandes théories mais je pense que ça peut se lier à n’importe quoi, en cherchant bien. L’anarchie. Le communisme. Le libéralisme. La tradition. La nature (on trouve toujours une justification pour tout dans la nature ; c’est très pratique, mais pas très honnête intellectuellement). Je ne crois pas que le polyamour soit un acte politique en soi, parce que pour moi ça a toujours été une réponse à un besoin égoïste, réponse que j’ai pu me permettre grâce à certains privilèges. La justification politique n’a été qu’un refuge quand je voulais tout lâcher. Elle m’a aidé à gérer des chagrins en les cantonnant à leur juste place – les émotions – sans les mélanger à mes choix de vie – la raison. Elle m’a aidé dans des débats de famille, de collègues, d’ami.e.s. Elle n’est pas à l’origine de ma décision de me lancer dans les relations amoureuses multiples.
Je suis devenue polyamoureuse parce que mon mec de l’époque avait rencontré quelqu’un. On était déjà d’accord pour aller voir à droite à gauche en nos absences respectives, mais là il y avait un truc en plus. De mon côté, je me retrouvais dans cette relation après deux ans de célibat qui avaient clairement été les meilleures années de ma vie depuis que je sortais avec des hommes, alors la perspective de ne pas me renfermer dans un truc tout moisi, j’ai foncé. Ok, essayons autre chose. Reste avec elle, reste avec moi, si c’est la condition pour qu’on reste ensemble sans que je me sente dans une boîte, je prends.
Ensuite, mon tour de sortir avec des personnes chouettes. Ma liberté face au reste, cette chose si précieuse. Libéralisme ! Ensuite, l’attitude du mec en question, qui n’a pas de problème à ce que je sorte avec une meuf (c’est progressiste, c’est sexy), mais n’est pas du tout content que je sorte avec un mec de façon un peu durable. Lui, il justifiait ça aussi d’une façon très politique, même si cet aspect n’était pas assumé : « hiérarchisons les relations pour que tu restes uniquement avec moi et que j’aille folâtrer comme je l’entends ». Hétérosexisme !
C’était l’époque d’un blog où je racontais ma vie, pour témoigner, des fois que ça aide des gens, parce que la représentation c’est important. À part pour dire que le privé est politique, il n’y avait rien de vraiment construit derrière ça. Je suis restée polyamoureuse parce que la perspective de revenir à des relations normées me sortait par le nez. Parce que j’étais amoureuse de deux personnes en même temps. Parce que c’était un peu coquin, de sortir du droit chemin. Jamais parce que j’avais décidé, de but en blanc, d’appliquer mes principes politiques généraux à ma vie sentimentale.
Comme moi, donc, combien de femmes avec des années d’expérience qui pensent que le sujet relève simplement de leur cas personnel et ne méritent pas leur voix ? Sexisme ! J’ai réalisé que j’avais lu et intégré plein de trucs politiques autour du polyamour. Que ce n’était pas juste mon cas personnel. Par exemple que les femmes hétéros qui sont polyamoureuses disent l’être par revendication féministe : pour ne plus jamais dépendre émotionnellement d’un seul homme (on peut faire des liens avec le lesbianisme politique) ou pour reprendre en main le contrôle de leur vie émotionnelle et sexuelle. Les hommes, eux, le sont plutôt pour s’affranchir des responsabilités affectives tout en ayant plus de relations sexuelles sans contraintes apparentes.
J’ai lu aussi sur la notion – que je n’arrive pas encore à bien m’approprier ou rejeter – de l’accumulation de partenaires qui serait le privilège de personnes plutôt belles et plutôt à l’aise socialement. Capitalisme ! Régulièrement, je rediscute de la question du polyamour comme identité ou comme pratique. Est-ce qu’être polyamoureux.se fait de toi une personne queer ? Certes tu sors des sentiers de la norme straight (ou hétéro-monogamie). Mais si tu es un mec cis hétéro poly, est-ce que tu contestes la norme, ou est-ce que tu multiplies les relations hétéropatriarcales à ton bénéfice ?
En vrac, j’ai tout un tas de sujets que je peux ressortir selon les besoins d’expliquer ou de creuser un aspect du polyamour : la notion de disponibilité émotionnelle, la notion de compersion (et ça n’a pas été́ facile d’admettre que c’est un concept que je trouve artificiel, ni que c’est quelque chose que je ne ressens pas, tant c’est censé être le Graal des polyamoureux.ses), la multiplication de la charge mentale, les injonctions à être poly, le sentiment de supériorité… Ou encore tout ce qui relève de la jalousie, évidemment, en tant qu’avatar d’un système sexiste valorisant les hommes et fustigeant les femmes pour une même émotion. En tant que conséquence des injonctions faites aux femmes. En tant que symbole de l’économie capitaliste jusque dans nos lits.
Pour moi, le polyamour est une pratique, la démarche consciente, à un moment donné, de te dire que tu veux contester le système hétéropatriarcal jusque dans ses moindres recoins. Féminisme ! Retourner à la monogamie reviendrait à me rattacher des chaînes que je me suis acharnée à défaire, alors même qu’elles ne me faisaient pas de mal direct. De la même façon que tenter au maximum de m’extraire du capitalisme et de son confort est un effort de chaque instant. Anarchisme ! Une grande partie de mon discours politique a puisé dans le polyamour et inversement, ma vision des relations multiples s’est nourrie de mon évolution politique.
Comme beaucoup de personnes polyamoureuses, j’ai lu La Salope Ethique. J’ai sauté le passage sur la famille. Ça ne me concernait pas, je ne veux pas d’enfant, mes partenaires non plus (sinon on ne serait pas ensemble, en toute logique). Jusqu’au jour où l’un.e d’elle.eux décide de faire un enfant avec un.e autre de ses partenaires. Qu’est-ce que je fais de ça ? Est-ce que j’ai une réponse toute prête : « Mais bien sûr camarade, aucun problème, j’attendais justement que ça arrive pour cocher la petite case de la parfaite promotrice du partage. » Non. La vérité, c’est que je ne voulais pas que l’un.e de nous se barre. Cette personne, je la voulais dans ma vie, et s’il fallait réfléchir à comment un gosse s’insérait là-dedans, on allait trouver une raison politique à ça.
La motivation politique, c’est la bouée rationnelle quand les émotions menacent de tout foutre en l’air parce qu’on a zéro représentation, zéro manuel, zéro discussion parent-ado pour t’expliquer que si, ce mode de vie est valide. Alors on va chercher des textes, en alternant des trucs théoriques qui semblent planer bien trop haut au-dessus de la réalité, avec des témoignages « mode d’emploi » centrés sur du quotidien, qui n’ont l’air d’avoir aucune profondeur quelle qu’elle soit. Et puis on essaye de se faire un nid avec ça.
Pour moi ça marche. Tant que ça marche, je continue (je suis sûre qu’il y a un conceptisme à coller ici).
– meli_melo