Du plus loin que je me souvienne, je n’ai jamais voulu d’enfants. Je ne jouais pas à la maman. Je ne berçais pas mes poupées. Je préférais de loin mettre en scène des histoires d’adultes entre Ken et Barbie ou construire des maisons de ouf à mes Playmobils.
À l’adolescence, rien de nouveau. Avec les copines, on parlait quelques fois de « quand on aura des enfants », mais ça n’éveillait rien en moi. Aucune image ne se formait. J’ai eu un amoureux. Celui des premières fois. Une fois, j’ai cru être enceinte, il était presque enthousiaste. Il me disait qu’on pourrait le garder, que l’état nous donnerait de l’argent, qu’il travaillerait, qu’on serait des parents formidables et amoureux et que tout irait bien. Il m’a fait peur. Je lui ai dit que non. Que oui, plus tard, mais pas tout de suite. Que ça gâcherait ma vie. Finalement le test s’est avéré négatif, et tout est redevenu comme avant.
Tout à continué. L’âge adulte. Les relations plus ou moins sérieuses. Les « quand tu auras des enfants ». Aujourd’hui, ce « quand tu auras des enfants » me choque. Il faudrait dire « si tu as des enfants ». Autrefois, ça ne me choquait pas. C’était normal. Quelque chose qui va de soi. Le cours logique de la vie. Je n’avais toujours pas envie d’enfants, j’ai fini par dire aux autres que je ne voulais pas en avoir, ni maintenant, ni jamais. J’avais pris une vraie décision, que les « tu es jeune », les « tu changeras d’avis » et autres « une femme est faite pour donner la vie » n’ont fait qu’affirmer. J’ai entendu parler de la ligature des trompes. J’en ai parlé pour la première fois à ma généraliste, qui m’a dit non. Elle a dit que ce n’était pas légal. Qu’aucun chirurgien n’accepterait. À l’époque, je ne connaissais pas la loi. J’étais furieuse mais je me sentais impuissante. J’avais 23 ans.
Il faut savoir qu’en France, depuis 2001, toute personne majeure a le droit d’accéder à la stérilisation, la seule condition étant un délai de réflexion de quatre mois.
Je comprends aujourd’hui qu’à cette époque, mon choix n’était pas encore tout à fait formé. Il s’est affirmé dans l’opposition, dans ma découverte du féminisme, du genre. J’ai compris que la maternité (et la parentalité en général) était avant tout une norme sociale peu questionnée. Puisqu’on me demandait toujours pourquoi je ne voulais pas d’enfants, j’ai commencé à demander aux autres pourquoi ils en voulaient. J’étais amusée de constater que souvent, ils ne le savaient pas. Les vagues raisons évoquées : accomplissement personnel, transmission, perpétuation… ne me parlaient pas. Je voulais m’accomplir autrement, transmettre autrement, et me perpétuer ne m’a jamais intéressée. Je croyais (et je crois toujours) que l’espèce humaine avait pris trop de place dans l’écosystème terrestre. Que notre espèce était invasive. Nuisible. Qu’il fallait réguler notre nombre. Que la situation écologique était telle qu’il était irresponsable de faire des enfants, vu que la planète serait sans doute irrespirable d’ici leurs trente ans. Il y avait autre chose aussi, de plus abstrait. Une histoire de « responsabilité », pas celle du soin et de l’éducation, mais la responsabilité qu’il faut prendre pour sortir un être humain du néant et le confronter au monde. Je crois aussi que je n’aime pas beaucoup la vie, et que ça joue sur le fait que je n’ai pas envie de l’imposer à d’autres. Voilà, pour moi on ne « donne » pas la vie, on l’impose. Et puis il y avait aussi une affirmation politique et féministe dans le fait de refuser de jouer le rôle que la société m’avait assigné. Il y a de la revendication, aussi, dans mon non-désir d’enfants.
Je suis donc passée du « je ne veux pas d’enfants » à « je décide de ne pas faire d’enfants. » Mes raisons n’étaient plus seulement personnelles, elles étaient aussi sociales, politiques et écologiques. Même si un jour l’envie d’avoir un enfant devait me prendre, je sais que j’ai fait un choix et je connais les raisons de ce choix, je sais que je m’y tiendrai.
J’ai commencé à faire des cauchemars où j’étais enceinte et où les gens voulaient me forcer à accoucher. Je m’enfuyais, ils me poursuivaient. Je serrais les cuisses, ils les écartaient de force.
Grâce à un groupe Facebook de personnes qui, comme moi, souhaitaient accéder à « la contraception définitive », j’ai enfin pu trouver le praticien qui allait m’opérer. J’avais une lettre de ma gynéco, qui n’opérait plus mais avait fait partie des nombreux gynécologues qui avaient milité pour le droit à la contraception définitive en 2001. Le délai de quatre mois commençait à la date de cette lettre et tout est allé très vite. Seul bémol : le docteur qui m’a opérée m’a demandé une lettre d’un psy. Simple formalité d’après lui, pour le protéger, puisque j’étais une jeune fille tout à fait saine d’esprit, il en était sûr. Bien sûr ça m’a agacée, on ne demande pas aux gens qui veulent un enfant de voir un psy, et pourtant c’est une décision toute aussi définitive, et dont les implications ne concernent pas que les adultes mais aussi l’enfant à naître. J’avais aussi peur de tomber sur un de ces psys qui refusaient de faire le mot. J’avais lu des témoignages, je savais que ça existait. Mais j’ai eu de la chance. Il m’a demandé si finalement, mon non-désir d’enfants n’était pas lié à mon vécu personnel, (mon père s’est suicidé quand j’étais petite, je l’ai vécu comme un abandon, je crois que je ressens une jalousie envers les enfants dont les pères sont présents, c’est vrai), j’ai répondu que si, sans doute. Que ça ne le rendait pas moins légitime et définitif. Que ce que nous étions résultait toujours de notre vécu personnel et que ce n’était pas valable que pour les gens qui ne souhaitent pas d’enfants.
J’ai été opérée la veille de mes trente ans. Pour moi, c’est la meilleure décision que j’ai prise de ma vie. Ma vie est un bordel, oui. Rien ne va. Je suis paumée, je suis à des milliers de kilomètres de là où j’aurais voulu en être à mon âge, mais ça, oui ça, c’est bien.
Curieusement, les personnes qui m’ont le plus encouragée dans mon choix sont mes copines mamans, surtout celles de plusieurs enfants. Je crois aussi qu’elles se sentent plus libre de parler avec moi de leur fatigue, de leurs regrets, du papa qui ne soutient pas, de leur corps qui ne suit plus, de la mort de leur couple. Avec moi, elles osent d’avantage se confier je crois, parce qu’elles ont moins peur du jugement. Je trouve ça important de parler de mon expérience autour de moi. De l’opération. Beaucoup de femmes ne savent toujours pas que cette option existe. Les gynécologues n’en parlent pas. Le Planning Familial lui-même en parle rarement. Beaucoup de praticiens n’hésitent pas à mentir carrément à leurs patient.e.s, prétextant un âge minimum, un nombre d’enfants à respecter, la nécessité médicale…
Plusieurs amies m’ont fait part de leur désir d’être stérilisées. Elles m’ont demandé des avis, des conseils, ou tout simplement du soutien. Dans deux semaines une amie à moi va se faire opérer, un peu grâce à moi, parce que je l’ai aiguillée vers le groupe Facebook où j’avais trouvé mon chirurgien, et aussi tout simplement parce que grâce à moi, elle a pris conscience que c’était possible, qu’elle avait cette option et qu’elle a pu faire son choix.
Aujourd’hui, je ne fais plus de cauchemars où il est question de grossesse. Je n’angoisse plus (autant) au moindre retard de règles. Je supporte même mieux les enfants des autres depuis que je ne suis plus concernée par la question. Cette opération a apaisé quelque chose en moi, et cette sérénité est le cadeau inestimable que j’ai su me faire.
B.