Il y a un an, je me préparais à écrire un article théorique, long et documenté, pour suppléer ce recueil de témoignages. L’angle que j’apportais était politique. Je comptais tirer tout un tas de fils entre pré-capitalisme, propriété privée, fonction économique du mariage, la sédentarisation et l’émergence de modèles intimes centrés autour de la passation des avoirs et des savoirs, et les conséquences de telles pratiques – un siècle après qu’elles aient commencé à disparaître – sur nos représentations, la manière dont nous formulons l’amour. Mon approche était militante. Après tout, le modèle monogame est omniprésent, et il assène bien davantage, sur les fronts de la fiction comme de la tradition, une mythologie à laquelle il est difficile d’échapper.

Finalement il s’est passé autre chose. Rien qui ne remette en cause ce que je crois fondamentalement à propos de la liberté des âmes et des corps, ou de l’extension souhaitable, voire nécessaire, de l’anarchisme dans le domaine du cœur. Je suis seulement tombé amoureux. Aujourd’hui, ce projet d’article est en suspens, parce que j’ai perdu mon recul et paradoxalement gagné en compréhension. Réduire des expériences parmi les plus subjectives qui soient à de grandes lignes théoriques me paraît désormais complexe, et forcément incomplet. Le sujet est foisonnant. Je dirais que je suis moins dans la revendication à présent que dans l’acceptation, et je me demande vraiment si, pour parler de polyamorie, il ne faudrait pas faire des poèmes plutôt que de la philosophie. Je vais tenter un compromis.

Il me semble qu’être polyamoureux – si on doit employer ce mot-là – c’est avant tout consentir à ce que l’expérience intime soit une expérience dynamique. Ce n’est pas formuler des règles ou des accords différents de ceux qui constituent la norme sociale. C’est la remise en cause de l’idée même qui sous-tend ces règles et ces accords. C’est accepter d’être vulnérable. De ne pas transformer sa relation à l’autre en un concept. Les concepts sont rassurants et saisissables. Mais réductibles. Mais enfermants. On finit par s’y étioler, par y crucifier l’autre, par s’en servir comme d’une béquille ou d’un cadre et ce faisant, on prive de vie l’Être emmuré. On l’arrache au mouvement. On l’invisibilise. On le ramène à un rôle et on cesse de le voir. On tue les gens un petit peu, lorsqu’on leur fait ça, et ils nous tuent un petit peu en retour.

Être polyamoureux, je crois, ce n’est pas non-seulement refuser d’être victime ou bourreau (on est souvent les deux) à grands renforts de vœux pieux, c’est agencer son existence pour que structurellement, cela devienne impossible. C’est le rejet des rôles. C’est exiger d’être une créature vivante qui change, qui croît, qui fait des racines et des fleurs, et c’est accepter que l’autre soit cela aussi. C’est accorder la confiance et l’amour et estimer en être digne en retour, en dépit du fait que rien n’est certain. C’est comprendre que l’on n’a aucune prise sur la vie malgré les mensonges qu’on nous apprend, malgré les anneaux qu’on s’échange. C’est se confronter au fait que l’existence est un joyau sublime et tranchant. C’est chevaucher une lucidité radicale à propos de la nature même de l’altérité, un jour à la fois. C’est une mise à nu quotidienne. C’est un labeur permanent à fournir parce que ce qu’on chérit en vaut la peine. C’est d’une honnêteté terrifiante. C’est faire l’amour et la révolution. C’est vivre la commune.

Il y a un an, alors que j’aiguisais ma plume, je me trouvais encore prisonnier de la configuration institutionnelle dont je parle plus haut. Le bourreau et la victime, et leurs valses tragiques. Mon nom étant vaguement connu, mes mots auraient sonné comme une trahison publique pour la personne avec qui je me trouvais alors en relation. Il fallait préserver les apparences, compartimenter, même dans ma propre famille. J’avais décidé qu’en conséquence, l’article que j’écrirais serait anonyme. La monogamie m’avait confisqué jusqu’à mon identité. Aujourd’hui, peut-être que la meilleure manière dont je peux parler de la polyamorie et de la liberté intransigeante qu’elle peut offrir à quelqu’un, c’est en apposant ici ma signature.

– Patrick K. Dewdney